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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

laissez-nous dire encore quelques mots, avant d’entrer dans le vif de notre discours, non que ces mots soient indispensables, mais ils semblent vouloir sortir d’eux-mêmes de la plume et apparaître sur le papier.

Il y a toujours quelques opinions dont on a peur, qu’on désavoue en public, bien qu’on en soit partisan en secret. Quelquefois on les cache dans un bon but. On peut craindre de compromettre la vérité en l’exposant hors de saison. Mais le plus souvent notre silence vient d’une sorte de jésuitisme intime dont le mobile principal est un amour-propre exaspéré. Un sceptique a dit que notre siècle était celui des amours-propres irrités. ― Je n’accuse pas tout le monde de cette faiblesse, mais il faut convenir que maintes gens supporteront les pires insultes, si elles ne leur sont pas adressées très clairement, si elles se déguisent sous une phraséologie d’une politesse apparente. Il n’y a que les railleries visant leur esprit qu’ils ne pardonneront jamais et vengeront, à l’occasion, avec délices. Cela vient peut-être de ce que chacun aujourd’hui sent que n’importe quel homme en vaut un autre et se place sur le terrain de la dignité humaine. Chacun exige de ses professeurs le respect de sa propre personne. Or, comme l’esprit demeure, à présent, le seul avantage qu’un homme puisse avoir sur un autre homme, il y a peu de gens qui consentent à être stupides.

Je connais, par exemple, disons un industriel, ― l’industrie étant fort en vogue à cette heure, ― qui préférerait de beaucoup l’épithète d’escroc à celle d’imbécile, appliquée à son individu. Certes c’est un escroc, mais il est encore plus imbécile ; pourtant je suis sûr que le second mot est le seul qui le toucherait à fond.

Voilà pourquoi les hommes de notre siècle sont parfois un peu timides quand il s’agit d’exprimer certaines vérités : ils craignent qu’on ne les traite de retardataires et de nigauds. En se taisant, ils passeront pour accepter les opinions reçues, pour être, par conséquent, des gens d’esprit. Il me paraît, pourtant, que celui qui est sincèrement convaincu d’une ou de plusieurs vérités, devrait respecter ses propres convictions et savoir supporter