Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/179

Cette page a été validée par deux contributeurs.
175
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

mais sa mère était aussi dans le commerce de son côté et y mangeait tout ce qu’elle avait et plus. Elle s’adressa une fois à son fils pour qu’il la tirât d’affaire. Le cas était grave. Il y allait, pour elle, de la prison. Le marchand aimait sa mère, mais cette affection ne pouvait se comparer à celle qu’il portait à ses roubles. « Si je te prête de l’argent, dit-il à sa mère, je diminue mon capital ; or, mes principes m’interdisent de diminuer mon capital ; donc je ne puis te prêter d’argent. » Et sa mère dut se résigner à faire connaissance avec la geôle.

Les avocats dont nous parlons remplacent simplement le mot capital par le mot talent et tiennent à peu près le discours suivant : « Notre genre de talent ne peut se passer d’éclat ; or nous voulons continuer à avoir du talent ; donc nous ne pouvons renoncer à l’éclat. »

Il y a des avocats très honnêtes gens qui ne sauraient modérer leur lyrique sensibilité, même quand ils plaident une cause qui répugne à leur conscience. J’ai, toutefois, entendu raconter qu’en France, — il y a bien longtemps de cela, — il y eut un avocat très consciencieux qui avait cru à tort à l’innocence de son client. Les débats modifièrent sa conviction, et quand il fut autorisé à prendre la parole, il se contenta de se lever, de s’incliner devant la Cour et de se rasseoir sans avoir dit un mot. Je crois que chez nous cela ne pourrait pas arriver.

« Comment, se dit un des nôtres, me résignerais-je à ne pas faire tout pour gagner ma cause avec le talent que j’ai ? Non seulement j’aventurerais mes honoraires futurs, mais encore je compromettrais ma réputation. » De sorte qu’il n’y a pas que la question d’argent qui soit terrible pour l’avocat. Il y a encore la question d’orgueil professionnel.