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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

braves gens se figurent encore aujourd’hui que c’est pour le meurtre de ma femme que l’on m’envoya en Sibérie…

Voici que je m’égare, comme je m’égarais alors, dans mes pensées… Pendant ces quatre années de bagne, je revoyais sans cesse mon passé. Ces souvenirs renaissaient d’eux-mêmes, et ce n’est que rarement que j’ai pu les évoquer de nouveau à ma volonté. Cela partait d’un point quelconque de mon histoire, parfois d’un événement sans importance, et peu à peu le tableau se complétait me donnant l’impression forte, profonde et entière de ma vie…

Mais ce jour-là je revins bien loin en arrière, jusqu’à un moment de ma première enfance. Je me revis à neuf ans, au milieu de scènes que j’avais absolument oubliées… Je me retrouvai dans un village où je passais le mois d’août. L’air était clair et sec, mais la température était fraîche ; le vent soufflait. L’été approchait de son déclin ; bientôt nous retournerions à Moscou ; l’ennui allait revenir avec les leçons de français ; il me serait bien pénible de quitter la campagne !

Je m’en fus derrière l’enclos, où s’élevaient les meules de blé ; puis, après être allé jusqu’au ravin, je montai au Losk. On nommait ainsi chez nous une sorte de brousse d’arbustes qui croissaient entre le ravin et un petit bois. Je m’enfonçais dans la broussaille, quand j’entendis non loin de moi, à une trentaine de pas peut-être, vers la clairière, la voix d’un paysan qui labourait un champ. Je devinai facilement que son travail était rude, qu’il retournait un champ placé en pente, que son cheval avançait péniblement… De temps à autre, le cri du paysan parvenait jusqu’à moi : Hue ! Hue !

Je connaissais presque tous nos moujiks, mais ne pouvais savoir quel était celui qui labourait à présent. Cela, du reste, m’était fort égal ; j’étais plongé dans mes petites occupations. Il s’agissait de me couper une baguette de noisetier pour aller taquiner les grenouilles, et les badines de noisetier étaient si belles mais si peu solides ! Ce n’était pas comme les branchettes de bouleau !