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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

lui avez transmise, car notez bien que ce n’est pas votre civilisation qu’elle veut adapter à son génie propre, mais bien la science issue de votre civilisation. C’est avec une durable, une éternelle reconnaissance qu’elle apportera vos acquisitions intellectuelles à son peuple ; mais elle saura attendre le moment où ce peuple aura su faire quelque chose de la science en se l’assimilant suivant ses propres aptitudes. La science est immuable, certes, dans ses principes, dans son essence, mais les fruits qu’elle peut donner varient selon la nature particulière du terrain où on la cultive.

Permettez, nous dira-t-on, qu’est ce que votre peuple russe ? Vous affirmez que nous ne vous connaissons pas. Mais vous connaissez-vous vous-mêmes ? Vous parlez de vous retremper dans vos forces populaires nationales, vous l’annoncez dans vos journaux, vous l’afficheriez presque sur vos murs. Cela veut dire que vous reconnaissez n’avoir eu, jusqu’à présent, aucune idée de votre fameux principe national. Vous croyez maintenant l’avoir découvert ; la joie vous monte à la tête et vous criez votre orgueilleuse satisfaction à toute l’Europe. Vous êtes comme une poule qui a pondu un œuf.

Vous nous annoncez que l’idée russe deviendra avec le temps la synthèse de toutes les idées européennes, ces idées que l’Europe a mis tant de temps à creuser, puis à façonner. Qu’entendez-vous par là ?

― Nous allons vous fournir des explications.

― Ah ! non ! laissez-nous tranquilles ! » s’écriera un Français (de pure fantaisie, du reste, et que je ne mets là que pour les besoins de l’article). Et le brave homme tremblera à l’idée qu’il lui faudra encore digérer quelques pages de notre prose.

― Tant pis pour vous ; vous avez désiré des éclaircissements ? Eh bien ! vous les aurez !

(Je me figure aussi, tout près de moi, un excellent Allemand qui fume sa pipe et ne perd pas un mot de ma causerie, tout en cherchant à donner à sa physionomie l’expression de l’ironie la plus fine et la plus caustique.)

Et je commence : « Nous croyons, » dirai-je…

… Mais, lecteur, permettez-moi encore une digression :