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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

jadis, en Occident, alors que vous étiez divisés en vainqueurs et en vaincus. Les « serfs », au sens que vous donnez à ce mot, n’ont pas plus d’existence réelle en Russie. Toutes les classes peuvent se fondre chez nous à l’occasion, facilement et pacifiquement. C’est justement en cela que nous différons de vous dont chaque pas en avant n’a été fait qu’après une lutte violente. S’il y a des dissentions en Russie, elles ne sont qu’extérieures, accidentelles, provisoires en quelque sorte, et le dernier obstacle à l’union complète a été levé par le sage monarque qui nous gouverne, le Tsar béni entre les bénis pour ce qu’il a fait pour nous.

Chez nous, il n’y a pas d’intérêts de classes ; les classes elles-mêmes n’existent pas, à proprement parler. Il n’y a pas eu sur notre terre des Gaulois et des Francs ; nous n’avons jamais connu le cens qui déterminait financièrement la valeur de l’homme. Le Russe a l’esprit trop large pour admettre les haines de classes et l’institution du cens.

La Russie nouvelle se cherche encore un peu, mais elle a conscience de sa force et qu’importe, encore une fois, que ses contingents intellectuels ne soient pas, pour le moment, des plus considérables. Elle vit, en tout cas, dans le cœur de tous les Russes, elle palpite aux aspirations de tous les Russes. Notre Russie nouvelle comprend comment la fusion de tous les éléments se fera. Elle sait l’éducation qui convient à son génie naturel ; elle s’est manifestée par quelques actes significatifs et ne s’est pas confinée dans la manie d’imitation que vous lui reprochez injustement. Elle a déjà montré qu’une moralité nouvelle germe dans son sol. Chaque jour, aussi, son idéal s’éclaircit. Elle sait qu’elle ne fait que commencer à donner ce qu’elle doit donner, mais elle produit, dans le monde des idées, et toute œuvre dépend, n’est-ce pas, de son commencement effectif. Elle n’ignore pas qu’elle n’est plus guidée par la tutelle européenne et qu’elle s’avance sur un chemin tout neuf et immensément large. Au moment où elle ne veut plus vivre que de ses propres ressources, elle se retourne vers vous et vous remercie respectueusement de la science que vous