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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Comme la France monarchique ne saurait guère se soustraire à cette obligation, il est certain qu’elle se retrouverait infailliblement en face de l’Allemagne, et cela peut-être avec joie, quels que dussent être les risque à courir.

Mais les Allemands se figurent-ils donc qu’une restauration de la monarchie absolue en France aurait eu quelques chances de durer ? Le comte de Chambord n’aurait jamais possédé une réelle autorité morale. En peu de temps son prestige aurait disparu, ce prestige si nécessaire, en France, à tout gouvernement « fort ». Beaucoup de ses partisans eux-même ne se sont jamais fait d’illusions sur son énergie, toute de premier mouvement. Nous répéterons ce que nous avons dit plus haut ; il serait très vite renversé s’il montait sur le trône, et sa courte royauté donnerait à la France des résultats plus profitables qu’elle n’en tirera de sa présente situation vraiment chaotique. Après le départ de Henri V, elle aurait à compter avec un parti de moins, et l’arrivée aux affaires des républicains modérés deviendrait possible.

Quelques journaux conservateurs d’Allemagne, en constatant la joie de la presse libérale devant l’insuccès des légitimistes, affectent de ne pas prendre au sérieux les motifs invoqués par les libéraux, qui se félicitent surtout de voir que la France n’entrera décidément pas dans la voie dangereuse de la politique ultramontaine.

La Gazette de la Croix, notamment, accuse franchement tous les libéraux de l’univers d’être solidaires entre eux. Dans la bible du radicalisme, dit-elle, les nationalités disparaissent, et c’est pour cela que les radicaux allemands sont ravis de l’avenir qui s’ouvre devant les radicaux français. Une telle accusation, pour cruelle qu’elle soit, n’est peut-être pas absolument injuste. La remarque sur la solidarité des radicaux du monde entier n’est pas dénuée de vérité. Ce qui est curieux c’est que cette observation soit faite dans un pays où, précisément, à l’heure actuelle, les idées ultra-patriotiques sont en si grande faveur, après les succès remportés sur la France, qui ont développé l’orgueil national jusqu’à la plus mesquine vanité, dans un pays où la science, elle-même, commence à sentir le chauvinisme.