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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

homme arrivant de si loin qui vous dirait que vous êtes retardataires, que la lumière vient de l’Orient et que le salut n’est point dans la Légion d’honneur ?… Vous lui ririez au nez…

Je voudrais, moi, dire aux étrangers, s’ils consentaient à m’écouter : « Vous n’avez rien su observer de nous, vous ne connaissez rien de nous, bien que votre Mérimée s’imaginât être au courant de notre histoire et qu’il eût écrit quelque chose comme le commencement du drame du faux Démétrius, une œuvre quelconque ; enfin, d’après laquelle on peut se renseigner sur l’histoire russe tout aussi bien que dans Marthe la Mairesse de Karamzino. Il est bon de remarquer que ce faux Démétrius ressemble terriblement à Alexandre Dumas. Je ne parle pas des romans de cet écrivain, mais de l’auteur lui-même, Alexandre Dumas, le vrai, le marquis Davy de la Pailletterie.

Non, vous nous ignorez autant que notre histoire. Vous vous bornez à répéter que le genevois Lefort, etc., etc…

Ce genevois Lefort joue, pour vous, un tel rôle dans notre histoire que je crois que toutes vos concierges parisiennes le connaissent. Quand un Russe leur demande le cordon à une heure indue, je suis bien sûr qu’elles marmottent entre leurs dents : « Sale Russe, si ce coquin de Lefort n’était pas né à Genève, tu serais encore plongé dans la barbarie, tu ne jouirais pas de Paris, ce centre du monde civilisé ; tu ne me réveillerais pas en pleine nuit et ne serais pas là à brailler : Cordon, s’il vous plaît ! »

Je ne vous reproche pas votre ignorance ; je vous passe même votre Lefort, qui est cause qu’un certain nombre de ceux qui parlent votre langue ne sont pas morts de faim. Combien d’instituteurs, de précepteurs dont toute la science consistait à savoir que le genevois Lefort, etc., sont arrivés chez nous pour raconter les aventures de cet helvète aux fils des « boyards » et ont dû au bienheureux général-amiral suisse une position sociale ! Pourquoi nous auraient-ils étudiés, ceux là ? Pourquoi, du reste, une nation pratique et versée dans les affaires comme la nation française perdrait-elle son temps à des