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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

mais ceux qui jugent le traître sont-ils bien dans le vrai ? Voilà ce que nous voudrions approfondir. Ne se sentent-ils pas un peu coupables aussi, ces juges qui eurent leur part de responsabilité dans les malheurs qui ont fondu sur leur pays ? Le maréchal Bazaine ne ressemble-t-il pas, jusqu’à un certain point, à ces boucs émissaires qui portaient le poids de tous les péchés de tout un peuple ?

En effet, que pouvait-il voir de Metz ? Supposons un instant que l’homme de parti cédât chez lui la place au citoyen. Quel spectacle lui présentait alors Paris ? Il est vrai que l’insurrection du 4 septembre n’avait même pas fondé la République. Ses chefs s’étaient simplement groupés sous le nom de « Gouvernement de la Défense Nationale ». Mais ceux qui s’étaient mis à la tête du mouvement ne pouvaient inspirer à un homme comme Bazaine, énergique et actif, quelles que fussent ses fautes, qu’un sentiment de répulsion bien naturel. Le maréchal Trochu, cet inintelligent maniaque, tous ces Garnier-Pagès, ces Jules Favre, honnêtes et braves gens, mais devenus d’impuissantes momies ; tous ces autres héros phraseurs que l’on trouve aux débuts de toutes les révolutions parisiennes, voilà les gouvernants que l’homme de Metz apercevait en face de lui !… Aux yeux de Bazaine, ces mannequins sans talent, incapables successeurs des incapables de 1848, étaient, eux aussi, des hommes de parti, honnêtes sans doute, encore une fois, mais républicains avant d’être français. Alors, si lui, renonçant à ses préférences politiques, oubliait tout pour ne servir que son pays, il serait forcé de se mettre à la remorque des sectaires de la démocratie ? Il ne sut s’y décider.

Un peu plus tard, de ce piteux groupe de gouvernants un homme se détacha qui, montant en ballon, s’envola à l’autre bout de la France. De son propre chef, il se proclama ministre de la guerre, et toute la nation, assoiffée d’un gouvernement quelconque, en fit quelque chose comme un dictateur. L’homme s’en fut nullement déconcerté. Il fit preuve d’une grande énergie, gouverna, comme il put, le pays, créa des armées, les équipa. Aujourd’hui on l’accuse d’avoir jeté l’argent à tort et à travers ; on affirme qu’avec les sommes qu’il a dissipées, il aurait pu