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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

En public, un Russe sera un européen, un citoyen du monde, le chevalier défenseur des droits humains ; tant pis si dans son for intérieur il se sent un homme tout différent, très fermement convaincu du contraire de ce qu’il a professé. Rentré chez lui il s’écriera au besoin : « Eh ! au diable les opinions et même la liberté ! Qu’on me fouette si l’on veut, je m’en moque ! »

Vous souvenez-vous de ce lieutenant Pirogoff, qui fut, il y a une quarantaine d’années de cela, fouetté dans la rue Grande-Mistchanskaïa par un serrurier nommé Schiller ? Il est regrettable que les Pirogoff soient trop nombreux pour que l’on puisse les fouetter tous : « Tant pis, se dit Pirogoff, on n’en saura rien ! » Rappelez-vous que le lieutenant fustigé alla, tout de suite après la raclée reçue, manger un gâteau feuilleté pour se remettre de ses émotions et que le soir même il se distingua, à la soirée donnée par un haut fonctionnaire, comme mazurkeur incomparable. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous qu’au moment où il torturait, en dansant, ses membres bleuis et douloureux, il avait oublié la contondante correction ? Non, certes, il ne l’avait pas oubliée, mais il se disait sans aucun doute : « Bah ! personne n’en saura rien ! » Cette facilité du caractère russe à s’accommoder de tout, même d’une mésaventure honteuse, est grande comme le monde…

Je suis sûr que le lieutenant Pirogoff était si bien au-dessus des sottes vergognes qu’il aura, le soir en question, fait sa déclaration d’amour à sa danseuse — la fille de la maison, — et l’aura formellement demandée en mariage. Elle est presque tragique cette situation d’une jeune fille qui va se fiancer avec un homme qu’on a triqué dans la journée et auquel « ça ne fait rien » ! Et que pensez-vous qu’il serait arrivé si elle avait su que son prétendant avait reçu la schlague et si l’officier rossé et content s’était avisé quand même de lui faire une déclaration ? L’aurait-elle épousé ? Hélas ! oui !… à la condition que le monde ne fût pas mis dans le secret de la tripotée administrée à l’amoureux.

Je crois que l’on peut, cependant, en général, s’abstenir de ranger les femmes russes dans la catégorie des