Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/114

Cette page a été validée par deux contributeurs.
110
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

façon aussi délicieusement intéressante. Une de nos voisines de compartiment, une mère de famille, une femme très distinguée, fort élégante et bien de sa personne, alla même jusqu’à nous faire savoir que, désormais, elle se garderait bien de voir dans l’âme autre chose qu’une « fumée quelconque ». Bien entendu le monsieur à tête d’ingénieur mondain descendit du wagon avec plus de respect pour lui-même qu’il n’en avait éprouvé en y montant.

Ce respect qu’un tas de gens de cette force ressentent pour leur propre valeur est une des choses qui me stupéfient. On ne peut pas s’étonner de ce qu’il existe des sots et des bavards. Mais ce monsieur n’était pas un absolu sot. Ce n’était, sans doute, non plus, ni un mauvais homme, ni un malhonnête homme ; je parie même que c’était un bon père de famille. Seulement il ne comprenait rien aux questions qu’il avait traitées. Est-ce qu’il ne se dira jamais : « Mon bon Ivan Ivanovitch (je le baptise pour la circonstance), tu as discouru à perdre haleine et pourtant tu ne sais pas un traître mot de ce que tu as raconté là. Tu as barboté dans les mathématiques et dans les sciences naturelles quand mieux que personne tu es conscient d’avoir oublié tout ce qu’on t’a enseigné là-dessus. Elle est loin aujourd’hui l’école spéciale où tu as étudié ! Comment as-tu osé faire une sorte de cours à des personnes inconnues de toi et dont quelques-unes ont affecté de se sentir « converties » par ton radotage ? Tu vois bien que tu as menti depuis le premier mot jusqu’au dernier. Et tu as été fier de ton succès ! Tu ferais mieux d’être honteux de toi-même ! » Il aurait cent fois raison de s’adresser cette petite semonce ; mais, voilà ! il est probable que ses occupations habituelles ne lui laissent pas le temps de se préoccuper de ces futilités. Je crois qu’il a dû éprouver un vague remords, mais il aura vite passé à un autre sujet de méditations en se disant qu’après tout ce n’était pas un cas de conscience. Cette absence de bonne et saine honte chez les Russes est pour moi, un phénomène étrange. On nous dira que cette inconscience est générale chez nous ; mais c’est justement pour cela que je désespère parfois de l’avenir d’une telle nation, d’une telle société.