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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Maintenant on semble chercher des éducateurs et l’on écoutera toujours favorablement une conversation qui effleurera plus ou moins tous les grands thèmes sociaux. Plusieurs personnes inconnues les unes des autres ont certainement du mal à se mettre à causer ensemble. Il y a toujours au début une certaine réserve gênante. Mais quand on s’y est mis, les interlocuteurs deviennent parfois si sublimes qu’il serait prudent de les retenir pour les empêcher de s’envoler. Il est vrai que souvent l’entretien porte sur des questions financières ou politiques, mais envisagées d’un point de vue si élevé que le public ordinaire n’y comprendrait rien. Ce vulgum pecus écoute avec une humble déférence, et l’aplomb des discoureurs s’en accroît. Il est clair que ces lutteurs pacifiques ont peu de confiance les uns dans les autres, mais ils se quittent toujours en bons termes, en se vouant, peut-être, une mutuelle reconnaissance. Le secret pour voyager d’une façon agréable consiste à savoir poliment les mensonges des autres et à les croire le plus possible, on vous laissera, à cette condition, produire à votre tour votre petit effet et ainsi le profit sera réciproque.

Mais, comme je vous l’ai dit déjà, il existe des thèmes généraux qui intéressent tout le public lettré ou illettré, et le plus ignorant a hâte de dire son mot sur ces sujets d’une importance vitale. Il n’est plus alors question simplement de passer son temps aussi agréablement que possible. Je le répète, on veut s’instruire, aujourd’hui. On a soif d’apprendre, de s’expliquer les dessous de la vie contemporaine ; on tient à trouver des initiateurs, et ce sont les femmes, les mères de famille, surtout, qui sont impatientes de découvrir ces prophètes du nouveau. Elles réclament des guides, des conseillers sociaux. Elles sont disposées à tout croire. Il y a quelques années, alors que des notions exactes manquaient sur notre société russe elle-même, leur entreprise était presque sans aboutissement possible. Mais aujourd’hui leur champ d’investigation s’est élargi. Cependant on peut dire que tout discoureur doué d’un extérieur à peu près convenable (car nous gardons une fatale superstition qui rend tous les Russes de faciles victimes mystifiées par ce qu’on appelle