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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

compatriotes des classe cultivées se voit en présence d’une « galerie », non seulement il ne doute plus de sa haute intelligence, mais il se figure encore avoir la science infuse.

Dans son for intérieur, un Russe se moque un peu d’être instruit ou ignorant ! Il ne se posera que rarement cette question : « Mais sais-je vraiment quelque chose ! »

S’il se la pose, il y répondra de façon à satisfaire sa vanité, même s’il a conscience de n’avoir que des connaissances rudimentaires.

Il m’arriva à moi-même, tout récemment, d’entendre en wagon, au cours d’un voyage de deux heures, toute une conférence sur les langues classiques : un seul voyageur discourait et tous les autres buvaient ses paroles. C’était un inconnu pour tous ceux qui se trouvaient dans le compartiment. Il était robuste, d’âge mûr, de physionomie distinguée, voire seigneuriale, et parlait en appuyant sur les mots. Il semblait évident, pour qui l’écoutait, non seulement qu’il dissertait pour la première fois sur un pareil sujet, mais encore qu’il n’avait jamais pensé à ce dont il nous entretenait. C’était donc une simple mais brillante improvisation. Il niait absolument l’utilité de l’enseignement classique et appelait son introduction chez nous « une erreur historique et fatale ». Ce fut du reste la seule parole violente qu’il se permit : il avait pris les choses de trop haut pour s’emporter facilement. Les bases sur lesquelles il établissait son opinion manquaient peut-être de solidité, et ses raisonnements étaient à peu près ceux d’un collégien de treize ans ou de certains journalistes, parmi les moins compétents. « Les langues classiques, prononçait-il, ne servent à rien : tous les chefs-d’œuvre latins, par exemple, ont été traduits. Alors, à quoi rime l’étude d’une langue qui n’a plus rien à nous livrer ?… » Son argumentation produisit le plus grand effet dans le wagon, et quand il nous quitta, plusieurs voyageurs, des dames la plupart, le remercièrent du plaisir que ses discours leur avaient procuré. Je suis bien certain qu’il descendit du wagon persuadé qu’il était un génie.

Aujourd’hui les causeries en public (en wagon ou ailleurs) ont bien changé de nature depuis le vieux temps.