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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

chose de plus caractéristique : le Russe tiendra essentiellement à passer pour plus intelligent que tout le monde, ou, s’il est très modeste, à ne pas sembler plus bête qu’un autre. Il a l’air de dire : « Avoue que je ne suis pas plus sot que la moyenne et je reconnaitrai que tu n’es pas un idiot dans ton genre. »

Devant une célébrité européenne, le Russe sera ravi de faire des courbettes ; il admirera tout du grand homme, sans examen, de même qu’il voudrait qu’on le sacrât lui-même esprit d’élite sans trop l’étudier. Mais si la célébrité a cessé d’être à la mode, si le personnage a perdu son piédestal, personne au monde ne sera plus sévère que notre Russe dans son appréciation du héros déboulonné. Son esprit railleur ne connaîtra plus de bornes.

Nous serons très naïvement étonnés quand un hasard nous révélera que l’Europe continue à considérer le grand homme qui n’est plus d’actualité comme un grand homme.

Mais ce même Russe, qui vénère aveuglément le favori du succès, ne voudra jamais convenir en public qu’il soit inférieur à l’homme de génie qu’il viendra d’encenser : « Gœthe, Liebig, Bismark, c’est très bien ! laissera-t-il parfaitement entendre, mais il y a aussi moi ! »

En un mot le Russe plus ou moins cultivé n’arrivera jamais assez à posséder de grandeur d’âme pour reconnaître franchement une réelle supériorité. Qu’on ne se moque pas trop de mon « paradoxe ». Le rival de Liebig n’aura peut-être même pas achevé ses études au Lycée.

Supposez que notre Russe rencontre Liebig en wagon sans le connaître, et que le savant mette la conversation sur la chimie ; notre ami réussira à placer sa petite réflexion, et il n’y a pas de doute qu’il n’arrive à disserter savamment — sans savoir de ce dont il parlera un autre mot que « chimie ». Il est certain qu’il rendra Liebig malade de dégoût ; mais qui sait si dans l’esprit des auditeurs il n’aura pas cloué le grand chimiste ? Car un Russe sait toujours faire un magnifique usage du langage scientifique, surtout quand il ne comprend pas les sujets qu’il traite. Et nous assisterons en même temps à un phénomène particulier à l’âme russe. Dès que l’un de nos