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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

et par des gens d’une haute probité, en vers et en prose, dans des romans et dans des pages d’histoire, dans un « Premier-Paris » et du haut des tribunes d’assemblées. Il y a là un sentiment général, il semble difficile d’accuser tout le monde de mauvais vouloir. Disons-le franchement : l’opinion courante sur la Russie a ses raisons d’être ; sans cesser d’être complètement fausse, elle est issue des seuls événements. Et les étrangers ne peuvent pas nous comprendre même quand nous essayons de les détromper. Croyez-vous qu’un Français irait s’abonner au « Vremia », même si nous lui promettions de nous assurer de la collaboration de Cicéron ? (D’abord nous ne voudrions peut-être pas de Cicéron comme rédacteur.) On ne connaîtra donc pas notre réponse en France ; encore moins en Allemagne.

Remarquez, du reste, combien il est difficile aux nations de se juger équitablement entre elles. Prenez un Anglais. Il est incapable d’admettre que l’existence des Français se base sur des principes raisonnables. Le Français le paye de la même monnaie, quelquefois avec intérêts, en dépit des alliances et autre « ententes cordiales ». Et pourtant l’un et l’autre sont de vrais Européens, des Européens-types.

Comment pourraient-ils nous deviner, nous autres Russes, qui sommes parfois des énigmes pour nous-mêmes ? En Russie, les « Occidentaux » ne font-ils pas tout au monde pour être inintelligibles aux « Slavophiles », qui ne tiennent pas plus à être compris des « Occidentaux » ?

Il y a encore une très bonne raison qui explique pourquoi nous ne pouvons pas être compris des Européens. C’est tout simplement que nous ne sommes pas des Européens, bien que nous nous donnions obstinément pour tels. Comment s’y reconnaîtraient-ils quand nous nous gardons de révéler ce qu’il y a d’original en nous, ce qui nous est propre ? De ce que nous n’arrivions pas à devenir complètement français, nous avons éprouvé un dépit énorme ; et ne voulant pas renoncer à nos efforts pour nous occidentaliser, nous avons pris l’apparence d’une nation incohérente.