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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

mirablement surprenant et qu’elle dépasse en inattendu tout ce qu’on peut imaginer de plus fantastique. Et pourtant l’homme a tout transformé de telle façon que les mensonges les plus incroyables pénètrent bien mieux dans l’âme russe, paraissent bien plus vraisemblables que le vrai tout cru. Je crois, du reste, qu’il en est un peu ainsi dans le monde entier.

Cette manie de tout fausser montre encore que nous avons honte de nous-mêmes. Comment en serait-il autrement quand on voit que, dès qu’il aborde la société, le Russe fait tous ses efforts pour apparaître différent de ce qu’il est en réalité ?

C’est Herzen qui a dit, à propos des Russes vivant à l’étranger, qu’ils ne savent pas se tenir dans le monde, parlent très haut quand il faut se taire et sont incapables de dire un mot de façon convenable et naturelle quand on attend quelques paroles d’eux. Et c’est exact. Dès qu’un Russe hors de son pays doit ouvrir la bouche, il se torture pour énoncer des opinions qui puissent le faire considérer comme aussi peu russe que possible. Il est absolument convaincu qu’un Russe qui se montre tel qu’il est sera regardé comme un grotesque. Ah ! s’il emprunte des allures françaises, anglaises, étrangères en un mot, ce sera tout différent : il aura droit à toute l’estime de ses voisins de salon. Je ferai encore une petite observation : cette lâche honte de soi-même est presque inconsciente chez lui. Il obéit alors à ses nerfs, à une toquade momentanée.

— Moi, je suis tout à fait Anglais de sentiments et de vie, affirmera un Russe. Il sous-entendra : « Donc il faut me respecter comme on respecte tous les Anglais. » Or il n’y a pas un Allemand, pas un Anglais, pas un Français qui rougisse de paraître tel que son milieu l’a créé. Le Russe s’en rend très bien compte, mais il admet, sans que cette conviction soit très claire chez lui, que c’est parce que ces étrangers sont très supérieurs à lui-même, et par conséquent il désirera paraître très allemand, très anglais ou très français.

— Mais c’est très connu, très banal ce que vous racontez, me fera-t-on observer. Soit ; mais voici quelque