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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

avez au moins une fois raconté, comme arrivée à vous-même, une histoire que vous tenez d’une autre personne. Et à qui l’avez-vous narrée ? À l’individu qui avait été le héros de l’anecdote dont il vous avait fait part lui-même. Avez-vous oublié comment, au milieu du récit, l’horrible vérité vous apparaissait. Peut-être était-ce le regard étrange de votre auditeur qui vous avertissait… Malgré tout vous continuiez, ô combien gêné ! Vous brusquiez la fin de l’histoire et vous quittiez précipitamment votre ami, dans quel état ? Tout à votre mirifique récit, vous aviez oublié de demander à cet ami des nouvelles de sa tante malade… vous n’y repensiez que sur l’escalier, vous criiez vite votre question au neveu, qui refermait tranquillement sa porte sans vous avoir répondu. Et si vous venez m’affirmer que vous ne racontez jamais d’anecdotes, que vous n’avez jamais mis le pied chez Botkine, que vous n’avez jamais demandé à un neveu des nouvelles de sa tante en dégringolant l’escalier, je ne vous croirai pas !

Mauvais plaisant, me dira-t-on, un mensonge innocent c’est bien peu de chose ; ça ne décroche rien dans le système de l’univers. Soit, je conviens que tout cela est très innocent ; je ne parle que du grave défaut de caractère qu’indique cette manie de mensonge.

La délicate réciprocité du mensonge est une condition indispensable au bon fonctionnement de la société russe, ajoutera-t-on encore. Bon ! Et je veux bien qu’il n’y ait qu’un butor qui soit capable de vous démentir quand vous parlez du nombre de verstes parcourues, ou des miracles opérés sur vous par Botkine ; un imbécile seul, en effet, peut avoir la prétention de vous punir sur-le-champ d’une vénielle altération de la vérité. Toutefois ce luxe de petits mensonges est un trait fort important de nos mœurs nationales. Il prouve que nous, Russes, nous avons, je ne dirai pas la haine de la vérité, mais une disposition à la considérer comme prosaïque, ennuyeuse, bourgeoise ; mais, précisément, en l’évitant sans cesse, nous en avons fait une qualité rare, précieuse, inappréciable dans notre monde russe. Il y a longtemps qu’a disparu de chez nous cet axiome que la vérité est ce qu’il y a de plus ad-