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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

la chaussée, à un croisement de rues où les voitures n’étaient pas rares. Cette maman avait aperçu une connaissance et lâchait là sa petite fille pour galoper au-devant de son amie. Un vieux monsieur à grande barbe arrêta cette femme si pressée en la prenant par le bras :

— Où cours-tu comme cela ? tu laisses ton enfant en danger.

La femme fut sur le point de lui répondre une sottise, je le vis à sa figure ; mais elle réfléchit à temps. Elle s’en fut, d’un air bougon, reprendre la main de la petite, qu’elle traîna à la rencontre de la connaissance.

Voilà de petits tableaux un peu naïfs que je n’oserais pas insérer dans un journal. Dorénavant je tâcherai d’être plus sérieux.



VIII


RÉFLEXIONS SUR LE MENSONGE


Pourquoi, chez nous, tout le monde ment-il ?…

… Je suis sûr que tout le monde va m’arrêter ici en me disant : « Vous exagérez sottement : pas tout le monde ! Vous êtes à court de sujets aujourd’hui et vous voulez tout de même faire votre petit effet en nous lançant au hasard une accusation sensationnelle. » Pas du tout : j’ai toujours pensé ce que je viens de dire là. Seulement, qu’arrive-t-il ? On vit cinquante ans avec une conviction latente, en quelque sorte, et c’est tout à coup, au bout d’un demi-siècle, qu’elle prend, on ne saurait dire comment, une force imprévue, qu’elle devient, pour ainsi dire, vivante. Depuis peu m’a frappé plus vivement que jamais cette idée que chez nous, même dans les classe cultivées, il y a peu de gens qui ne mentent pas. Des hommes très honnêtes mentent comme les autres. Je suis convaincu que chez les autres peuples, dans la plupart des cas, il n’y a guère que les coquins pour altérer sciemment