Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

discussion, ni aucune question à résoudre. Je dis : qu’il ne pouvait y avoir ; quelle présomption ! Il était avec moi si caressant, si tendre, que j’en fus tout bonnement étonné. Quel esprit, Ivan Pétrovitch ! si vous le connaissiez ! Il a tout lu, il connaît tout ; il suffit qu’il vous voie une fois pour qu’il connaisse vos pensées comme les siennes ; c’est sans doute pourquoi on l’a appelé jésuite. Natacha n’aime pas m’entendre faire son éloge. Ne te fâche pas, Natacha ! Donc voilà que… mais, à propos, au commencement il ne me donnait pas d’argent, et hier il m’en a donné. Natacha, mon ange ! notre misère a pris fin ! Tiens, regarde ; tout ce qu’il m’avait retranché de ma pension pour me punir, pendant ces six mois, il me l’a donné hier : regarde un peu, je n’ai pas encore compté ; Mavra, regarde combien nous avons d’argent ; tu n’auras plus besoin d’aller porter des cuillers au mont-de-piété.

Il tira de sa poche un gros paquet de banknotes, plus de mille roubles qu’il jeta sur la table. Mavra regardait satisfaite et lui dit quelques paroles élogieuses ; Natacha le pressa de continuer.

— Voilà donc que je me demandais ce que je devais faire, reprit Aliocha. Faut-il aller contre sa volonté ? me disais-je, et je vous jure que s’il avait été méchant, je n’aurais pas hésité une seconde, je lui aurais dit tout droit que je ne voulais pas, que je n’étais plus un enfant, et, croyez-moi, je lui aurais tenu tête. Mais du moment qu’il prenait la chose ainsi, que lui dire ? Tu as l’air mécontente de moi, Natacha ! Qu’avez-vous à vous regarder ainsi ? Vous vous dites, sans doute : Le voilà pris du premier coup, et il ne lui reste déjà plus un brin de toute sa fermeté. Non pas ; j’en ai plus que vous ne pensez ; et la preuve, c’est que malgré l’embarras de ma position, je me suis dit : C’est ton devoir, il faut que tu lui dises tout ; et j’ai commencé ; je lui ai tout dit, et il m’a écouté jusqu’au bout.

— Que lui as-tu dit en définitive ? demanda Natacha tout inquiète.

— Je lui ai dit que j’avais une fiancée et que je n’en voulais pas d’autre. C’est-à-dire que je ne lui ai pas dit direc-