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En entendant les gémissements de sa femme, l’insensé vieillard s’arrêta, épouvanté de ce qu’il venait de faire. Il prit le médaillon et se précipita hors de la chambre ; mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’affaissa sur ses genoux, appuya ses mains sur un canapé qui se trouvait devant lui, et, à bout de forces, il y laissa retomber la tête.

Il pleurait comme un enfant. Les sanglots le suffoquaient, sa poitrine semblait vouloir éclater. En quelques secondes le terrible vieillard était devenu plus faible qu’un petit enfant. Oh ! il n’était plus en état de maudire, il n’avait plus honte devant nous, et dans un transport d’amour convulsif, il couvrit d’innombrables baisers ce portrait qu’il venait de rouler aux pieds. Toute sa tendresse pour sa fille, si longtemps emprisonnée dans son cœur, s’échappait avec une force irrésistible, et la violence du transport avait brisé tout son être.

— Pardonne, pardonne ! s’écria en sanglotant Anna Andréievna, et elle se pencha vers lui et l’embrassa. Permets-lui de revenir. Au jour du jugement, Dieu te tiendra compte de ton humilité et de ta clémence !…

— Non, non, jamais ! hurla-t-il d’une voix râlante et étranglée, jamais ! jamais !…

XIV

Ce ne fut que tard dans la soirée que j’arrivai chez Natacha. Elle demeurait alors au quai de la Fontanka, près du pont Séménow, au quatrième d’une grande maison malproprement tenue. Pendant les premiers temps après sa fuite hors de la maison paternelle, elle avait habité avec Aliocha un gentil logement, au troisième étage d’une maison située dans la Liteine. Mais les ressources du jeune prince avaient bientôt été épuisées ; il ne s’était pas fait maître de musique, avait fait des dettes comparativement énormes. Tout l’argent qu’il s’était procuré avait passé en frais d’installation et en