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par bêtise ; pardonne-moi si je t’ai fait de la peine ; mais ne crie pas, dit-elle d’un ton suppliant.

Je suis persuadé qu’il avait l’âme navrée à la vue des larmes et de l’effroi de sa pauvre compagne, qu’il souffrait autant qu’elle et peut-être davantage ; mais il ne se possédait plus. C’est ce qu’on peut observer chez des natures excellentes, mais nerveuses : malgré toute leur bonté, elles se laissent parfois entraîner jusqu’à trouver une jouissance dans leur affliction et dans leur colère, qui se fait jour, coûte que coûte, fût-ce même en offensant un être entièrement innocent, et de préférence celui qui leur tient de plus près. Les femmes, par exemple, éprouvent parfois le besoin de se sentir malheureuses, offensées, alors qu’il n’y a ni offense, ni malheur. En cela beaucoup d’hommes ressemblent à des femmes, et même des hommes qui sont loin d’être faibles. Le vieux Ikhméniew sentait le besoin de quereller, quoiqu’il en souffrit lui-même.

Il me vint en ce moment l’idée qu’il avait peut-être vraiment fait ce jour-là une tentative dans le genre de celle que soupçonnait Anna Andréievna. Dieu lui avait peut-être suggéré une bonne pensée, il avait peut-être voulu aller auprès de Natacha et s’était ravisé en route, ou quelque chose était venu se mettre à la traverse, et il était rentré chez lui irrité, brisé, honteux de ses sentiments de tantôt, cherchant sur qui déchaîner la colère que lui inspirait sa propre faiblesse et choisissant justement celle qu’il soupçonnait le plus de former les mêmes vœux. Il se peut que désirant pardonner à sa fille, il s’était justement représenté l’extase et la joie de sa pauvre femme, et, en face d’un échec, il était naturel qu’elle fût la première à en pâtir.

Cependant il fut touché de la voir devant lui tremblante de frayeur ; il eut honte de sa colère et se contint un instant. Nous gardions le silence ; j’évitais son regard. Mais ce bon mouvement fut court. Il fallait que l’orage éclatât : il fallait une explosion, peut-être une malédiction…

— Vois-tu, me dit-il tout à coup, je n’aurais pas voulu, je regrette d’être obligé à parler ; mais le temps est venu où il faut m’expliquer ouvertement, sans ambages, comme il