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Matriona n’eut pas plus tôt vu Ikhméniew qu’elle parut avec la bouilloire, comme si elle eût attendu son arrivée pour l’apporter. C’était une vieille servante, éprouvée et dévouée, mais la grogneuse la plus capricieuse et la plus entêtée qui fût au monde.

— Hem !… ce n’est pas gai de rentrer trempé, et elles sont là qui ne veulent pas vous préparer le thé, grommela le vieillard.

Sa femme me jeta un regard significatif. Ikhméniew n’aimait pas ces clignements d’yeux à la dérobée, et bien qu’il s’efforçât de ne pas nous regarder, sa mine montra qu’il avait tout remarqué.

— Je suis sorti pour affaires, Vania, dit-il tout à coup. C’est une vilenie ! Ils me condamnent sur toute la ligne !Je n’ai pas de preuves, vois-tu ; il me faudrait des papiers que je n’ai pas, l’enquête a été faite d’une manière injuste et partiale… Ah !

Il parlait de son procès. Ne sachant guère que lui répondre, je me taisais, et il me regarda d’un air défiant.

— Bah ! s’écria-t-il tout à coup, comme agacé de notre silence, le plus tôt sera le mieux ! Ils auront beau me condamner, ils ne feront pas de moi un malhonnête homme. Ma conscience est pour moi ; qu’ils me condamnent tant qu’ils voudront. Au moins ce sera fini. Quand ils m’auront ruiné, ils me laisseront en paix… Je lâche tout et je m’en vais en Sibérie.

— Grand Dieu ! où veut-il aller ? pourquoi si loin ? ne put s’empêcher de s’écrier Anna Andréievna.

— Et de quoi sommes-nous près ici ? demanda-t-il rudement et comme satisfait qu’on lui donnât la réplique.

— Mais… des gens…, répondit Anna Andréievna, en me jetant un regard plein d’anxiété.

— De quelles gens ? cria-t-il en nous regardant tour à tour d’un œil irrité, des voleurs, des calomniateurs, des Judas ?… Il y en a partout, sois sans inquiétude, nous en trouverons aussi en Sibérie. Du reste, si tu ne veux pas venir avec moi, tu peux rester, je ne te force pas.

— Mais, mon bon Nicolas, pour qui resterais-je ici, sans