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tout seuls. Hem !… Mais elle s’est mise à me faire des objections. Parle-lui, je t’en prie, de toi-même sans que cela paraisse venir de moi… raisonne-la… tu comprends ? Il y a longtemps que je voulais t’en prier… te demander de l’y faire consentir ; moi-même, cela m’est pénible, très-pénible ; mais à quoi bon en parler ? Qu’ai-je affaire d’avoir une petite fille ? Je n’en ai aucun besoin : ce serait pour entendre une voix d’enfant… et rien que pour ma vieille femme, pour la distraire un peu… Mais nous n’arriverons jamais ; prenons un fiacre : elle attend sans doute avec impatience. Il était sept heures et demie quand nous arrivâmes.

XII

Les époux Ikhméniew s’aimaient beaucoup : une longue habitude les avait attachés l’un à l’autre. Cela n’empêchait pas pourtant que le mari ne fût et n’eût été, même dans des temps plus heureux, parfois peu expansif vis-à-vis de sa compagne : il allait même quelquefois jusqu’à la brusquerie. Certaines natures délicates et sensibles sont dominées par une chaste retenue qui les empêche de donner essor à leurs sentiments pour une personne aimée, non seulement en public, mais aussi et peut-être encore davantage dans l’intimité. Tel avait toujours été le vieux Ikhméniew à l’égard de sa femme ; il l’estimait et l’aimait quoiqu’elle n’eût guère d’autre mérite que d’être bonne, qu’elle ne sût rien d’autre que l’aimer, et que parfois même, dans sa simplicité, son amour pour lui fût trop expansif. Leur affection s’était encore accrue après le départ de Natacha : le sentiment qu’ils étaient désormais seuls les tourmentait, et malgré les moments où le mari était sombre et morose, ils ne pouvaient se quitter sans peine et sans chagrin pour quelques heures.

Ils semblaient avoir fait un accord tacite de ne jamais parler de leur fille. La mère n’osait pas même faire allusion à