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resterait sur le seuil et regarderait tout autour de la chambre ; puis, doucement, en baissant la tête, il viendrait se poster devant moi, attacherait sur moi son regard terne, et soudain me rirait au nez d’un long rire, à peine perceptible, qui agiterait longtemps son corps. Cette vision se peignit tout à coup avec une clarté et une précision extrêmes dans mon imagination, en même temps que s’emparait de moi la certitude la plus complète, la plus irréfutable, que tout cela avait lieu infailliblement, inévitablement, que si je ne le voyais pas, ce n’était que parce que je tournais le dos à la porte et que, en réalité, dans ce moment la porte s’ouvrait. Je me retournai brusquement, et… la porte s’ouvrait en effet doucement, sans bruit, ainsi que je me l’étais représenté une minute auparavant. Je poussai un cri. Pendant un instant personne ne se montra, comme si la porte se fut ouverte d’elle-même ; tout à coup une créature étrange parut sur le seuil, je vis des yeux qui, autant que je pouvais distinguer dans l’obscurité, me regardaient, fixes et opiniâtres. Un froid glacial parcourut mes membres. Je reconnus avec épouvante que c’était un enfant, une petite fille, et si c’avait été Smith lui-même, il ne m’aurait peut-être pas autant effrayé que cette apparition étrange, inattendue, d’un enfant inconnu dans ma chambre à cette heure et à pareil moment. Elle avait ouvert la porte doucement et lentement, comme si elle avait eu peur d’entrer. Elle s’arrêta sur le seuil et me regarda avec stupéfaction ; enfin elle fit deux pas en avant et s’arrêta devant moi, sans avoir encore dit un seul mot.

Je la considérai de plus près : c’était une petite fille de douze à treize ans, maigre et pâle comme si elle venait de faire une cruelle maladie ; ses yeux grands et noirs brillaient d’autant plus. De la main gauche elle retenait un vieux mouchoir troué, qui recouvrait sa poitrine toute tremblante du froid du dehors ; ses vêtements n’étaient que des haillons, ses cheveux noirs étaient délissés et en désordre. Nous restâmes ainsi à nous regarder une ou deux minutes.

— Où est grand-papa ? demanda-t-elle enfin d’une voix