Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas chez lui en ce moment… Bah ! peu importe ! Pourvu qu’on ait de la résolution, le reste ira de soi. En attendant, jusqu’à demain, Natacha restera chez moi. J’ai loué un appartement que nous habiterons à notre retour, car vous comprenez que je ne veux pas retourner demeurer chez mon père. Vous viendrez nous voir, mes anciens camarades du lycée viendront, nous aurons des soirées…

Je le regardais avec angoisse ; le regard de Natacha semblait implorer pour lui ; elle suivait ses paroles avec un sourire triste, et en même temps elle l’admirait comme on admire un petit enfant, gentil et joyeux, dont on écoute le babil vide de sens, mais plein de gentillesse. Quant à moi, je le regardais d’un air de reproche, et je ressentais un intolérable chagrin.

— Mais, lui demandai-je, êtes-vous sûr que votre père pardonnera ?

— Certainement ; il n’aura pas d’autre alternative. Pour commencer, il me maudira, je le sais, et cela se comprend. Il est sévère. Il s’adressera peut-être à la justice, il voudra faire usage de son autorité paternelle. Mais tout cela ne sera pas sérieux. Il m’aime à la folie, il se fâchera d’abord, et pardonnera ensuite. Alors tout le monde se réconciliera. et nous serons tous heureux, et son père à elle aussi.

— Et s’il allait ne pas pardonner ? Y avez-vous pensé ?

— Il pardonnera, c’est certain, mais peut-être pas de si tôt. Eh quoi ! je lui prouverai que j’ai du caractère. Il ne fait que me reprocher d’en manquer, de n’être qu’un étourdi ; il verra si je suis étourdi ou non. Ce n’est pas une plaisanterie : quand on est marié… on n’est plus un petit garçon… je voulais dire, je veux être comme les autres… comme les hommes mariés. Je vivrai de mon travail. Natacha dit que ça vaut mieux que de vivre aux dépens d’autrui, ainsi que nous autres nous le faisons. Si vous saviez que de bonnes choses elle me dit que je n’aurais jamais su trouver ! je n’ai pas été élevé dans ces idées-là. Je sais bien que je suis étourdi et que je ne suis presque capable de rien ; mais il m’est venu il y a trois jours une merveilleuse idée. Quoique le moment ne soit pas bien choisi, je vous la dirai, car il