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et de douleur. Je ne t’ai jamais aimé ainsi, Vania. Je vois bien que j’ai perdu la raison, que je ne devrais pas l’aimer ainsi… Je sens et j’ai senti depuis longtemps, même dans les moments les plus heureux, que je n’aurais que peine et tourment. Mais qu’y puis-je, si les tourments qui me viennent de lui sont du bonheur pour moi ? Je sais d’avance ce qui m’attend et ce que j’aurai à souffrir. Il m’a juré de m’aimer, il m’a fait toutes les promesses, et je n’ai aucune foi en ses promesses ; je n’y crois pas, et je n’y croyais pas auparavant, alors même que je savais qu’il ne me mentait pas et qu’il n’était pas capable de mentir. Je lui ai dit, de mon plein gré, que je ne veux le lier en rien. Personne n’aime les liens, et je suis la première à les haïr. Et pourtant je suis heureuse d’être son esclave, son esclave volontaire, de tout souffrir de lui, pourvu qu’il soit avec moi, que je puisse le voir, le regarder. Il me semble que je pourrais lui permettre d’en aimer une autre, pourvu que je fusse là, à son côté… Quelle bassesse ! n’est-ce pas, Vania ? s’écria-t-elle tout à coup en me regardant d’un regard enflammé. Je sais que c’est une bassesse, et cependant, s’il m’abandonnait, je courrais après lui jusqu’au bout du monde, même s’il me repoussait, s’il me chassait. Tu m’exhortes à renoncer à ma résolution, à retourner en arrière. À quoi cela servirait-il ? Je m’en irais demain ; s’il me le dit, j’irai, il n’a qu’à m’appeler, à me siffler comme son chien, je le suivrai… Je ne crains pas les tourments, s’ils viennent de lui ! je saurai que ma douleur vient de lui… Ah ! Vania, j’ai honte de ce que je te dis !

— T’a-t-il dit qu’il voulait t’épouser ?

— Il me l’a promis, il a tout promis. Il m’a dit que nous irions demain, sans bruit, nous marier hors de la ville ; mais il ne sait pas lui-même ce qu’il fait ; il ne sait peut-être pas comment on fait pour se marier. Quel singulier mari ! Et si nous nous mariions, il me le reprocherait plus tard… Je ne veux pas qu’il ait jamais quelque reproche à me faire. Je n’exige rien de lui. S’il doit être malheureux pour m’avoir épousée, pourquoi ferais-je son malheur ?

— Et maintenant, tu vas tout droit chez lui ?