Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce que dirait le prince, dont les absurdes soupçons ne lui semblaient mériter que le mépris, s’il venait à savoir que son fils était reçu dans sa maison.

Les visites du jeune prince devinrent presque journalières : il passait des soirées entières avec les vieux époux, heureux d’être avec lui, et ne s’en allait que longtemps après minuit.

Le père fut naturellement instruit de tout, et cela donna naissance aux plus abominables commérages. Il écrivit à Nicolas Serguéitch une lettre d’injures, sur le thème d’autrefois, et défendit catégoriquement à son fils de voir les Ikhméniew. C’était juste quinze jours avant ma visite.

Le vieillard était dans une terrible affliction. Sa Natacha, cette enfant si pure, si innocente, on l’impliquait de nouveau dans cette sale calomnie ! Son nom était insulté par cet homme qui l’avait si horriblement outragé, lui !... Et il fallait supporter tout cela sans exiger satisfaction! Les premiers jours, le désespoir le rendit malade. Cette histoire avec tous ses détails était parvenue jusqu’à moi ; quoique malade et abattu par le chagrin, je n’eusse pas été chez eux pendant trois semaines. Mais je savais... Non ! je ne faisais encore que pressentir ; je savais, mais je n’osais pas croire qu’il y avait encore autre chose, qui devait les inquiéter plus que tout au monde, et je les regardais avec une poignante anxiété.

C’était un supplice ! j’avais peur de deviner, j’avais peur de croire, et je souhaitais de toutes les forces de mon âme d’éloigner le fatal moment. Et pourtant c’était pour elle que j’étais venu, je sentais que quelque chose m’attirait auprès d’elle ce soir-là !

— En effet, dit le vieux Ikhméniew comme réveillé tout à coup ; as-tu été malade, qu’on ne t’a pas vu depuis si longtemps ? J’ai des reproches à me faire ; je voulais aller te voir, mais il y a toujours eu... Et il retomba dans ses réflexions.

— J’ai été un peu indisposé, répondis-je.

— Hem ! indisposé ! répéta-t-il au bout de quelques minutes, indisposé, je t’ai déjà dit de faire bien attention,