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porter d’une façon toute particulière ses regards sur sa fille et sur moi… et soudain elle était prise de frayeur : je n’étais ni comte, ni prince, ni duc régnant ; si du moins j’avais été, faute de mieux, conseiller de collège sortant de l’école de droit, jeune, décoré et beau garçon ! Quand elle était en train de faire des souhaits, elle n’aimait pas s’arréter à mi-chemin.

VI

Je lus mon roman en une seule séance, qui se prolongea jusqu’à deux heures du matin. Le vieillard avait d’abord froncé les sourcils:il s’attendait à quelque chose d’une hauteur inaccessible, que lui-même n’aurait peut-être pas été en état de comprendre, mais, dans tous les cas, à quelque chose d’élevé ; au lieu de cela, il trouvait tout à coup des événements de tous les jours et tout à fait connus, de point en point les mêmes faits qui se passent constamment autour de nous. Si encore j’avais eu pour héros une illustration ou un homme méritant un intérêt particulier, quelque personnage historique, comme Roslavliew ou bien Youri Miloslavsky ; mais non, je mettais en scène un pauvre diable d’employé, obscur et passablement niais, dont la redingote rapée perdait ses boutons, et tout cela simplement, dans le langage que nous parlons ordinairement nous-mêmes. C’était vraiment singulier ! Anna Andréievna regardait son mari d’un œil interrogateur et un peu boudeur, comme si elle s’était sentie blessée. Était-ce bien la peine d’imprimer et de lire pareilles misères, et qui plus est, de les acheter ? semblait-elle dire. Natacha était tout attention; elle écoutait avec avidité, ne me quittait pas du regard, et à chaque mot que je prononçais, ses jolies lèvres remuaient avec les miennes. Eh bien, je n’étais pas arrivé à la moitié que je leur arrachais des larmes. La mère pleurait sincèrement, elle compatissait de toute son âme aux malheurs de mon héros et aurait