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mains affreusement amaigries et brûlantes de lièvre cherchèrent la mienne, et elle me dit :

— Vania, quand je serai morte, épouse Natacha !

Je crois que cette idée la préoccupait depuis quelque temps. Je souris sans rien répondre, elle sourit aussi et me menaça du doigt d’un air espiègle, puis elle m’embrassa.

L’avant-veille de sa mort, par une splendide soirée d’été, elle nous pria de lever le store et d’ouvrir la fenêtre qui donnait sur le jardin. Elle regarda longtemps l’épaisse verdure éclairée par les rayons du soleil couchant, puis elle demanda qu’on nous laissât seuls.

— Vania, me dit-elle d’une voix si faible que je l’entendais à peine, je vais bientôt mourir, et j’ai voulu te dire de ne pas m’oublier. Voici ce que je te laisse en souvenir de moi, continua-t-elle en me montrant un petit sachet qu’elle portait au cou avec sa croix. C’est maman qui me l’a donné à son lit de mort ; quand je serai morte, tu le prendras et tu liras ce qu’il y a dedans. Je dirai à tous aujourd’hui qu’on ne le donne qu’à toi. Quand tu auras lu, tu iras chez lui, et tu lui diras que je suis morte et que je ne lui ai pas pardonné. Tu lui diras que j’ai lu dans l’Évangile que nous devons pardonner à nos ennemis, et que si après avoir lu cela, je ne lui ai pourtant pas pardonné, c’est parce que les dernières paroles de maman ont été : « Je le maudis ! » Et moi aussi, je le maudis, non pas à cause de moi, mais à cause de maman… Raconte-lui comment elle est morte, comment elle m’a laissée seule ; raconte-lui dans quel état tu m’as vue chez la Boubnow, raconte-lui tout, tout, et dis- lui bien que j’aurais préféré rester chez la Boubnow plutôt que d’aller chez lui…

Pendant qu’elle parlait, son cœur battait avec violence ; elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller et resta quelques minutes sans pouvoir continuer.

— Appelles-les, Vania, dit-elle enfin d’une voix faible : je veux prendre congé d’eux. Adieu, Vania !

Elle me serra bien, bien fort dans ses bras une dernière lois. Tout le monde entra. Le vieillard ne pouvait pas comprendre qu’elle mourait, il ne pouvait pas admettre cette