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c’est absurde, ne me contredis pas, et crois-en un vieillard qui te veut du bien, c’est du temps perdu ! Que les collégiens fassent des vers, passe encore ; mais un jeune homme de ton âge, ça le mène tout droit à la maison des fous.

Pouschkine est un grand homme, personne ne dit le contraire ! Mais des vers et rien de plus ; tout cela est bien éphémère ! Du reste, je l’ai peu lu. La prose, c’est une autre affaire ; l’écrivain peut instruire, il peut parler d’amour de la patrie, de vertu… Je ne sais pas bien m’expliquer, mais tu me comprends. C’est l’amitié qui me fait parler. Du reste, voyons ce que tu vas nous lire, dit-il comme conclusion et d’un ton protecteur, le jour où j’avais enfin pu apporter mon ouvrage. Nous étions tous réunis, après le thé, autour d’une table ronde. Lis donc un peu ce que tu as griffonné là, ajouta-t-il, tu as fais beaucoup parler de toi ! Voyons ce que c’est.

Je me disposai à lire. Mon roman avait paru le jour même, et aussitôt que j’en avais eu un exemplaire, j’étais accouru chez les Ikhméniew. Que j’avais été chagriné de ne pas pouvoir leur lire plus tôt ! Mais le manuscrit était déjà entre les mains de l’éditeur. Natacha en avait pleuré de dépit, elle m’avait fait une querelle et m’avait reproché que des étrangers liraient mon roman avant elle…

Enfin, nous voilà établis tous ensemble ; le père prend un air extraordinairement sérieux. Il se prépare porter le jugement le plus sévère, il veut s’assurer par lui-même, se faire une conviction.

La vieille dame, elle aussi, avait l’air plus solennel que de coutume ; elle avait même failli mettre un nouveau bonnet tout exprès pour la lecture. Depuis longtemps elle s’apercevait que je regardais sa chère Natacha avec un amour infini, que mon esprit était occupé d’elle, que ma vue se troublait lorsque je lui parlais, et que Natacha à son tour me regardait d’un regard plus brillant qu’autrefois. Le temps était enfin arrivé où le succès venait réaliser mes espérances dorées et m’apporter le bonheur.

Elle avait remarqué aussi que son mari s’était mis depuis quelque temps à me louer d’une manière excessive et à