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l’aimaient, la chérissaient comme leur enfant, qu’ils seraient au désespoir. Je lui expliquai qu’il était difficile qu’elle restât avec moi et que malgré que je l’aimasse beaucoup, nous serions obligés de nous séparer.

— Non, c’est impossible ! reprit-elle avec fermeté ; c’est impossible ! Je vois souvent maman en rêve, et elle me dit de rester, de ne pas aller avec eux ; elle pleure et me dit que j’ai commis un grand péché en laissant grand-papa tout seul. Je resterai et je prendrai soin de grand-papa.

— Tu sais bien qu’il est mort, lui dis-je stupéfait.

Elle sembla réfléchir et me regarda fixement.

— Raconte-moi encore une fois comment est-il mort.

Quoiqu’elle me parût n’être pas encore remise de son accès et n’avoir pas encore repris sa lucidité d’esprit, je me rendis à sa demande. La nuit était venue, et il faisait déjà sombre dans la chambre.

— Non, il n’est pas mort ! dit-elle avec conviction quand j’eus achevé. Maman me parle souvent de lui, et hier, lorsque je lui ai dit qu’il était mort, elle s’est mise à pleurer et m’a assuré qu’il vivait encore, qu’on m’avait fait croire à dessein qu’il était mort ; mais qu’il était encore en vie et s’en allait demandant l’aumône, « comme nous l’avons fait nous deux », a-t-elle ajouté ; « il retourne continuellement à l’endroit où nous l’avons rencontré pour la première fois, lorsque je suis tombée devant lui et qu’Azor m’a reconnue… ».

— C’est un rêve, Nelly, un rêve qui vient de ce que tu es encore malade.

— Moi aussi je pensais que c’était un rêve, et je n’en ai rien dit à personne ; je ne voulais le raconter qu’à toi seul. Mais aujourd’hui, pendant que tu tardais à venir, je me suis endormie, et j’ai aussi vu grand-papa. Il était assis dans sa chambre et m’attendait : il était si étrange, si maigre… il m’a dit qu’il n’avait rien mangé depuis deux jours, non plus qu’Azor ; il était fâché contre moi et m’a fait des reproches de ce que je n’étais pas allée le voir. Il m’a aussi dit qu’il n’avait plus de tabac et qu’il ne pouvait vivre sans priser. C’est tout à fait vrai, Vania : il me l’avait déjà dit une fois que j’étais allée chez lui après la mort de maman. Il était