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parla de la vie déréglée que mènent la plupart des écrivains.

Mais des appréciations favorables qui parurent dans des journaux et quelques paroles élogieuses qu’il entendit prononcer sur mon compte par des gens en qui il avait une confiance frisant la vénération, le firent changer d’opinion. Lorsqu’il vit que j’avais de l’argent et qu’il sut comment le labeur littéraire peut être rétribué, ses derniers scrupules s’évanouirent. Prompt à passer du doute à la plus entière confiance, joyeux comme un enfant à cause de mes succès, il s’abandonna tout à coup aux plus folles espérances, aux rêves les plus éblouissants sur mon avenir. Chaque jour il créait pour moi quelque nouvelle carrière et faisait quelque nouveau projet, et Dieu sait ce que ces projets n’embrassaient pas ! Il commença même à me témoigner une certaine déférence que je ne lui avais pas inspirée auparavant.

Pourtant ses doutes revenaient parfois tout à coup l’assiéger au beau milieu de ses fantaisies enthousiastes et le déconcertaient entièrement. Être auteur, poëte ! quelle singulière chose ! Les poètes avaient-ils jamais fait leur chemin ? arrivaient-ils aux honneurs ? Il n’y avait guère à attendre de tous ces gratte-papier.

Ces perplexités et ces doutes lui venaient le plus souvent à l’heure du crépuscule ; il était alors particulièrement nerveux, impressionnable et soupçonneux. Natacha et moi, nous le savions et nous nous en amusions d’avance. Je m’efforçais de l’amener à une appréciation moins pessimiste en lui racontant quelque anecdocte sur Soumarokow, qui avait été fait général[1] ; Derjavine, qui avait reçu une tabatière pleine de pièces d’or ; je lui disais que l’impératrice Catherine avait fait une visite à Lomonossow, je lui parlais de Pouschkine, de Gogol.

— Je sais, mon ami, je sais tout cela, répondait-il, quoique peut-être il entendît ces histoires pour la première fois de sa vie. Quant à toi, ce qui me console un peu, c’est que ton fricot n’est pas écrit en vers. Les vers, mon cher,

  1. En russe, général se dit aussi pour les employés civils et correspond à conseiller privé actuel.