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Ses souffrances étaient intolérables, je le savais ; mais elle se faisait violence même vis-à-vis de moi. Depuis son retour sous le toit paternel, elle avait été trois semaines malade. Nous ne parlions guère non plus des changements qui devaient avoir lieu bientôt, : son père avait une place, et nous allions être obligés de nous quitter. Elle était tendre et attentive, et prenait un vif intérêt à tout ce qui me concernait : elle semblait vouloir me dédommager de mes souffrances passées. Mais ce sentiment pénible se dissipa bientôt, et je ne tardai pas à m’apercevoir que son cœur en nourrissait un tout autre, que c’était tout bonnement de l’amour, un amour passionné ; je compris qu’elle ne pouvait vivre sans moi, qu’elle avait besoin de s’inquiéter, de tout ce qui me concernait, et je me dis que jamais sœur n’avait aimé son frère aussi ardemment qu’elle m’aimait.

L’idée de notre prochaine séparation la tourmentait ; elle aussi savait que je ne pouvais pas vivre sans elle, mais nous faisions taire ces sentiments, même lorsque nous causions des événements qui se préparaient !…

— Papa ne tardera pas à rentrer, dit-elle : il a promis d’être de retour pour le thé.

— Est-il allé faire quelque démarche pour la place qu’il veut obtenir ?

— Oui ; c’est du reste une affaire arrangée, et il me semble qu’il n’avait rien qui l’obligeât à sortir, ajouta-t-elle toute rêveuse ; il aurait aussi bien pu aller demain… il est sorti, parce que j’ai reçu cette lettre… Il est malade de moi, il m’aime à tel point qu’il me fait peine ; il ne voit et ne rêve que moi ; il songe constamment à ce que je puis avoir, à ce que je pense, à ce que je fois. Chacun de mes chagrins trouve un écho dans son cœur. Je vois combien il lui coûte parfois pour se vaincre, pour refouler son chagrin et prendre un air joyeux, pour rire et nous égayer. Dans ces moments-là, maman aussi est tout autre, elle ne croit pas à cette joie et ne fait que soupirer… Elle ne sait pas dissimuler, cette âme pétrie de droiture ! Quand la lettre est arrivée, papa a tout de suite eu à courir je ne sais où, afin de ne pas rencontrer mon regard… Je l’aime plus que moi-même, plus que tout au