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que fût la tentation, j’y résistai et me remis au travail avec une vraie rage. Il fallait achever, coûte que coûte, sinon pas d’argent. Je sais qu’on m’attend ; mais si je ne puis aller maintenant, du moins ce soir je serai libre, libre comme l’air, et la soirée d’aujourd’hui me dédommagera du labeur de deux jours et deux nuits pendant lesquels j’ai écrit trois feuilles d’impression.

Enfin mon travail est achevé !

Je courus chez mes amis. J’y arrivai bientôt. Du plus loin qu’elle me vit, Anna Andréievna me menaça du doigt, tout en m’avertissant de ne pas faire de bruit.

— Nelly dort ! me dit-elle en chuchotant ; ne la réveille pas ! elle est bien faible, ma pauvre petite colombe ; nous sommes bien inquiets. Le médecin dit qu’il n’y a pas de danger pour le moment, mais essaye de savoir quelque chose de sensé de ton docteur ! Nous t’avons attendu pour le dîner : tu n’es pas venu !… C’est bien mal à toi.

— J’ai prévenu que je serais deux jours sans venir, lui répondisse. Il m’a fallu finir mon travail…

— Tu avais promis de venir dîner avec nous, pourquoi n’es tu pas venu ? Nelly s’est levée tout exprès, le cher petit ange ! Nous l’avons transportée dans son grand fauteuil. Je veux attendre Vania avec vous, disait-elle. Et Vania n’est pas venu. Il est bientôt six heures, où as-tu été, monsieur l’enjôleur ? Tu l’as tellement agitée que je ne savais comment la tranquilliser… Heureusement qu’elle s’est endormie, la chère enfant… Mon mari est sorti ; il rentrera pour le thé… On lui offre une place ; mais rien que l’idée que c’est à Perm me glace le cœur.

— Et Natacha ?

— Elle est au jardin ; va la rejoindre… Elle non plus n’est pas comme je la voudrais… Elle a quelque chose que je ne comprends pas… Ah ! je suis bien inquiète. Elle dit qu’elle est heureuse et contente ; mais je n’en crois rien… Tu pourras peut-être savoir ce qu’elle a… veux-tu ?

J’allai trouver Natacha. Le jardin, qui dépendait de la maison, avait vingt-cinq pas de long et autant de large : un vrai nid de verdure et de fraîcheur. Ikhméniew en était extasié. Nelly avait pris ce jardinet en affection ; on l’y transportait dans un fauteuil qu’on déposait dans le sentier.