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dans une agitation excessive, il prit son bâton et courut après moi ; il oubliait même son chapeau, et pourtant il faisait très-froid. Je lui demandai de prendre un fiacre, mais il n’avait que sept kopecks pour tout argent. Il arrêta cependant des fiacres et se mit à marchander avec les cochers ; mais ceux-ci ne firent que rire de lui et d’Azor, qui courait avec nous.

Nous reprîmes notre course ; grand-papa était hors d’haleine ; il continuait cependant à courir. Tout à coup il tomba, et son chapeau roula sur le pavé. Je le relevai, lui remis son chapeau sur la tête, puis je le menai par la main. Nous arrivâmes ; maman était morte ! Quand il la vit, il joignit les mains, commença à trembler et se pencha sur elle, sans prononcer une seule parole. Alors je m’approchai du lit, je saisis grand-papa par la main, et je lui criai : « Regarde, homme méchant, homme cruel, regarde !… regarde !… » Il poussa un cri et tomba comme mort sur le plancher…

Nelly s’était brusquement débarrassée de l’étreinte d’Anna Andréievna ; elle s’était levée et se tenait debout devant nous, pâle et frissonnante d’émotion. Mais Anna Andréievna s’élança vers elle, l’enlaça de nouveau de ses bras et s’écria avec une sorte d’inspiration :

— C’est moi qui serai ta mère, Nelly, tu seras mon enfant ! viens, viens, quittons-les tous, ces cruels, ces méchants ! Laissons-les se faire un jeu des souffrances des autres. Dieu leur en tiendra compte… Viens, Nelly, viens ; allons- nous-en !...

Je ne l’avais jamais vue dans un pareil état et ne l’aurais pas crue capable d’une aussi violente émotion. Nicolas Serguiévitch se redressa dans son fauteuil, se leva et demanda d’une voix entrecoupée :

— Où veux-tu aller ? Où vas-tu ?

— Chez elle, chez ma fille, chez Natacha ! s’écria-t-elle en entraînant Nelly vers la porte.

— Arrête, arrête… attends…

— Que veux-tu que j’attende, cœur de pierre ! il y a longtemps que j’attends, et elle aussi a longtemps attendu ! adieu…