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elle avait apporté de l’argent, et maman ayant refusé, la Boubnow lui avait reproché sa fierté ; puis elle nous avait envoyé du manger. Mais lorsqu’elle proposa à maman de me prendre, maman se mit à pleurer et fut tout effrayée ; alors la Boubnow, qui était ivre, lui dit toutes sortes d’injures, cria que j’étais une mendiante, et le même soir elle chassa la veuve du capitaine de sa maison.

Après avoir beaucoup pleuré, maman se leva, s’habilla, me prit par la main et m’emmena avec elle. Le propriétaire du logement essaya de la retenir, mais elle ne voulut rien entendre, et nous sortîmes. Elle pouvait à peine marcher, et à chaque instant elle était obligée de s’asseoir ; elle me dit de la conduire chez grand-papa. Il faisait déjà nuit depuis longtemps.

Tout à coup nous nous trouvâmes dans une grande et belle rue, devant une maison à la porte de laquelle venaient s’arrêter de nombreuses voitures qui amenaient beaucoup de monde ; les fenêtres étaient toutes éclairées, et l’on entendait de la musique. Maman s’arrêta, et me saisissant avec force : « Nelly, s’écria-t-elle, reste pauvre toute ta vie ; mais ne va pas chez eux ; n’importe qui t’appellerait, n’importe qui viendrait te chercher, n’y va jamais. Toi aussi tu aurais le droit d’être là, riche et avec de beaux habits, mais je ne le veux pas, parce qu’ils sont méchants et cruels. Écoute ce que je t’ordonne : Reste pauvre, travaille, demande l’aumône ; si l’un d’eux vient te chercher, dis-lui : Je ne veux pas aller chez vous !… » Voilà ce que me disait maman pendant qu’elle était malade, et je lui obéirai aussi longtemps que je vivrai, ajouta Nelly frémissante d’émotion et le visage enflammé ; je lui obéirai ; je veux servir et travailler, et c’est pour servir et pour travailler que je suis venue, et non pour être votre fille…

— Assez, assez, ma colombe chérie, assez ! s’écria la bonne vieille dame en serrant Nelly dans ses bras. Lorsqu’elle te parlait ainsi, elle était malade.

— Elle était folle, dit rudement le vieillard.

— Qu’elle fût folle ou non, répliqua Nelly en se tournant vivement vers lui, elle me l’a ordonné, et je ferai ainsi aussi