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avait déjà fait allusion à l’orpheline, mais que Ikhméniew avait feint de ne pas comprendre. Nous résolûmes que le lendemain elle lui en ferait sans circonlocution la demande formelle. Mais le lendemain nous trouva tous les deux dans une épouvante et une inquiétude effroyables.

Pendant la matinée Ikhméniew avait eu une entrevue avec l’employé qui s’occupait de son procès. Cet employé lui avait communiqué qu’il avait vu le prince, et que celui-ci, bien qu’il voulût garder la propriété d’Ikhméniew, avait résolu, par suite de circonstances de famille, de l’indemniser en lui faisant don de dix mille roubles. Le vieillard était accouru tout droit chez moi ; il était effrayant à voir, la rage le suffoquait. Il m’appela, je ne savais pourquoi, dans l’escalier, et me conjura de me rendre immédiatement chez le prince pour le provoquer. J’étais si abasourdi que je fus quelque temps avant de pouvoir me rendre compte de la situation. J’essayai de le raisonner, mais il entra dans une telle colère qu’il se trouva mal. Je courus lui chercher un verre d’eau, mais quand je revins, il avait disparu. Je retournai chez lui, le lendemain ; il était déjà sorti et resta trois jours absent.

Ce ne fut que le troisième jour que nous apprîmes ce qui lui était arrivé. De chez moi il n’avait fait qu’un saut jusque chez le prince, et ne l’ayant pas trouvé à la maison, il lui avait laissé un billet dans lequel il lui disait que les paroles prononcées par lui lui avaient été rapportées, qu’il considérait ses paroles comme une injure sanglante et lui comme le dernier des lâches ; en conséquence de quoi il le demandait en duel, le prévenant que s’il avait l’audace de décliner cette provocation, il pouvait s’attendre à être insulté publiquement.

Il était rentré dans un état d’agitation et d’abattement tel qu’il avait dû se coucher. Quoiqu’il fût tendre et affectueux envers sa compagne, il répondait à peine aux questions qu’elle lui adressait ; on voyait qu’il attendait quelque chose avec une impatience fiévreuse. Le lendemain, une lettre était arrivée par la petite poste ; après l’avoir lue, il s’était mis à pousser des cris tout en serrant sa tête avec ses deux mains,