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oublié de me parler de la chose la plus grave : elle avait eu le malheur de renverser l’encrier sur la lettre ; en effet, tout un coin était couvert d’encre, et elle craignait que son mari ne s’aperçût à cette tache qu’elle avait fouillé dans ses papiers et lu ce qu’il avait écrit. Sa frayeur n’était que trop fondée : rien que pour l’unique raison que nous étions instruits de son secret, le vieillard pouvait, honteux et dépité, redoubler d’animosité et s’obstiner à ne pas pardonner.

Mais après y avoir réfléchi, je lui dis qu’elle pouvait se tranquilliser : son mari était en proie à une si violente agitation pendant qu’il écrivait sa lettre qu’il ne se souviendrait certainement pas des détails et qu’il penserait que c’était lui-même qui avait fait la tache.

Nous remîmes soigneusement le papier où nous l’avions pris, et je me décidai à parler de Nelly. Il me semblait que la pauvre petite orpheline dont la mère avait été, elle aussi, sous le coup de la malédiction paternelle, pourrait par le triste et poignant récit de l’histoire de sa vie passée et de la mort de sa mère toucher le cœur du vieillard et le porter à des sentiments plus généreux. Il ne fallait plus qu’une impulsion, une occasion favorable, et cette occasion pouvait être amenée par Nelly. La bonne vieille m’écoutait avec une fiévreuse attention, un rayon d’espoir éclaira son visage. Elle se mit aussitôt à me demander pourquoi je ne lui en avais pas parlé plus tôt, elle me questionna sur Nelly, me promit solennellement que ce serait désormais elle qui demanderait l’adoption de l’orpheline. Elle l’aimait déjà sincèrement, s’apitoya sur sa maladie et courut chercher un bocal de confitures pour elle ; elle voulut me donner cinq roubles dans la prévision que je n’avais peut-être pas de quoi payer le médecin. Sur mon refus d’accepter cet argent, elle entra dans une émotion et une agitation telles qu’à peine si je parvins à la calmer en lui disant que Nelly avait besoin de linge et de vêtements, et que, par conséquent, elle pouvait lui être utile d’une autre manière. Elle se mit aussitôt à fouiller dans un grand coffre et à déballer ses robes, afin d’en choisir une pour l’orpheline.

Je la quittai pour aller chez Natacha. En grimpant la dernière rampe de son escalier, qui, je l’ai déjà dit, était en