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dans une si grande agitation qu’elle ne pouvait pas me la dépeindre.

— Je ne le reconnais plus, dit-elle, la nuit il se lève, va se mettre a genoux et prier devant l’image ; il divague pendant son sommeil, et, lorsqu’il est éveillé, il est comme à moitié fou ; je lui demande une chose, il me répond une autre. Il sort à chaque instant, toujours pour affaire, il dit qu’il va chez son avocat ; ce matin il s’est enfermé dans son cabinet, il a dit qu’il devait écrire un papier pour son procès. Quel papier écriras-tu, me suis-je dit, quand tu ne vois pas ta cuiller à côté de ton assiette ? J’ai regardé par le trou de la serrure : il était assis et écrivait, ses yeux étaient noyés de larmes. Que peut-il écrire ? me demandais-je ; ou bien est-ce à cause de notre propriété ? alors il est clair qu’elle est définitivement perdue pour nous ! Pendant que je faisais ces réflexions il jette sa plume et se lève tout à coup ; ses joues étaient en feu, ses yeux lançaient des éclairs ; il. prend sa casquette et sort de son cabinet. Je serai bientôt de retour, me dit-il. À peine est-il sorti que je vais à sa table ; elle est couverte d’innombrables papiers ayant trait à notre procès.

Je cherche ce qu’il venait d’écrire ; je savais qu’il ne l’avait pas emporté, qu’il l’avait glissé sous d’autres papiers. Eh bien ! regarde, regarde ce que j’ai trouvé.

C’était une feuille de papier à lettres, à moitié couverte d’écriture raturée et indéchiffrable par endroits.

Pauvre vieillard ! Dès les premières lignes on pouvait deviner ce qu’il écrivait et à qui il écrivait. C’était une lettre à Natacha, à sa Natacha bien-aimée. Il commençait avec chaleur et avec tendresse, il lui pardonnait et la rappelait auprès de lui ; puis venaient des phrases, des mots biffés, de sorte que la plus grande partie était illisible ; mais on pouvait voir que le sentiment fougueux qui l’avait forcé de saisir la plume et d’écrire ces premières lignes si pleines de cœur et d’effusion s’était tout à coup refroidi et avait fait place a un autre tout différent : ce vieillard accablait sa fille de reproches, il lui rappelait avec indignation son opiniâtreté, l’accusait de manquer de cœur, de n’avoir peut-être pas une seule fois pensé à ce que deviendraient ses