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Après la soirée que j’avais passée avec le prince au restaurant Borel, soirée si mémorable pour moi, je fus quelques jours de suite dans des transes continuelles à l’égard de Natacha.

« De quoi ce maudit prince la menace-t-il et comment va-t-il se venger ? » me demandais-je à chaque instant, et je me perdais en conjectures. J’étais persuadé qu’il y avait sous ses menaces autre chose qu’une fanfaronnade et qu’il pouvait causer beaucoup de désagréments à Natacha, aussi longtemps qu’elle aurait des relations avec son fils. C’était un caractère vindicatif et méchant, calculant tout, et il était bien difficile qu’il oubliât l’offense qui lui avait été faite, et qu’il ne profitât pas de la première occasion favorable pour se venger. Il m’avait d’ailleurs particulièrement indiqué un point bien clair : il exigeait et il attendait de moi que je préparasse Natacha à une rupture prochaine, et cela de telle manière qu’il n’y eût « ni scènes, ni idylles, ni autres choses à la Schiller ». Son premier souci était naturellement que son fils continuât d’être content de lui et le considérât comme le plus tendre des pères : c’était indispensable pour pouvoir s’emparer par la suite de l’argent de Katia.

Mais un grand changement s’était produit chez Natacha : elle n’avait plus confiance en moi, mes consolations ne faisaient que l’aigrir, mes questions l’agaçaient, l’irritaient même. Je restais parfois de longs moments à la regarder aller et venir par la chambre, les bras croisés, le front sombre et soucieux ; elle semblait avoir oublié tout ce qui l’entourait ; lorsque son regard tombait involontairement sur moi, son visage prenait une expression de dépit et d’impatience, et elle se tournait brusquement. Je compris qu’elle méditait peut-être son plan à elle en vue de la rupture prochaine, imminente.