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Que dis-tu ? demandai-je tout étonné.

— Oui, c’est le commencement d’un amour, d’un amour féminin…

— Quelle idée ! Natacha, c’est encore une enfant !

— Qui va avoir quatorze ans. Son irritation provient de ce que tu ne comprends pas son amour, et peut-être ne se comprend-elle pas elle-même ; quoiqu’elle soit enfant en beaucoup de choses, sa douleur n’en est pas moins sérieuse et cruelle. Elle est jalouse de moi ; tu m’aimes tant que tu n’as sans doute, même auprès d’elle, d’autres soucis que pour moi, tu ne parles que de moi, tu ne penses qu’à moi, tu ne t’occupes guère d’elle ; elle s’en est aperçue, et elle en a été blessée. Elle voudrait peut-être te parler, t’ouvrir son cœur ; mais elle ne sait comment faire, elle attend l’occasion, le moment, et toi, au lieu de hâter ce moment, tu l’éloignes, tu la quittes pour venir ici, tu l’as laissée seule, malade, des journées entières. Voilà pourquoi elle pleure ; tu lui manques, et ce qui est plus douloureux pour elle, tu ne te doutes de rien. Et à cette heure, tu la laisses dans cet état pour venir me voir. Elle en sera malade demain. Comment as-tu pu la quitter ? Hâte-toi, retourne auprès d’elle…

— Je ne l’aurais pas laissée, mais…

— Oui, je comprends, je t’avais prié de venir. Mais va vite la rejoindre.

— J’irai, mais je ne crois pas que tu aies raison.

— Cela te paraît étrange. Rappelle-toi son histoire, examine et pèse les faits, et tu changeras d’avis. Son enfance n’a pas été comme la nôtre…

Je rentrai assez tard. Alexandra Séménovna me raconta que Nelly avait de nouveau beaucoup pleuré, comme la veille. — À présent, elle dort, ajouta-t-elle, mais je m’en vais. Philippe Philippitch m’attend, le pauvre garçon est tout seul.

Je la remerciai et m’assis au chevet de Nelly. Il m’était pénible de penser que j’avais pu la quitter dans un moment si critique. Je restai bien avant dans la nuit perdu dans mes pensées… Quel triste temps que celui dont je parle !



V