Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/262

Cette page n’a pas encore été corrigée

comme l’ombre d’Hamlet à côté du spectateur que l’étonnement clouait sur place. Il agissait de cette manière envers tout le monde, sans s’inquiéter du sexe ni de l’âge ; c’est en cela que consistait tout son plaisir. Eh bien ! moi aussi je trouve plaisir à déconcerter un Schiller quelconque, en lui tirant la langue au moment où il s’y attend le moins.

— Mais votre homme, c’était un fou, tandis que vous…

— Suis-je dans mon bon sens, moi ?

— Oui.

Il éclata de rire.

— Vous jugez tout à fait sainement, mon cher, ajouta-t-il en donnant à son visage l’expression la plus effrontée possible.

— Prince, m’écriai-je, irrité de son impudence, vous nous haïssez tous, et vous vous vengez sur moi ; vous avez un amour-propre mesquin, vous êtes méchant, petitement méchant. Nous vous avons irrité, et c’est peut-être ce certain soir qui vous cause le plus de colère. J’avoue que vous n’auriez pas pu vous venger plus cruellement sur moi que par ce mépris de ma personne ; vous ne croyez pas même devoir être poli. Vous voulez me montrer que vous ne daignez pas même rougir en enlevant devant moi si inopinément votre vilain masque, et en étalant un pareil cynisme de mœurs.

— Pourquoi parlez-vous ainsi ? Voulez-vous me montrer votre pénétration ? Excellente idée, mon cher, continua-t-il en reprenant son ton enjoué d’auparavant. Mais vous m’avez fait perdre le fil. Buvons, mon cher ami ! Je voulais justement vous raconter une aventure charmante et excessivement curieuse. Permettez que je vous verse.

J’ai connu jadis, reprit-il après avoir vidé son verre, une dame qui n’était plus de la première jeunesse, elle pouvait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, mais d’une rare beauté. Un buste ! une prestance ! une démarche ! Son regard, un regard d’aigle, était toujours sévère. C’était une créature hautaine et inabordable. On la disait froide comme l’hiver à l’Épiphanie, et elle effrayait tout le monde par sa vertu inaccessible et redoutable, redoutable surtout. Il n’y avait