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Plusieurs années s’étaient écoulées ; les terres du prince étaient dans un état florissant ; le propriétaire et son intendant n’avaient jamais eu le moindre désagrément ensemble, et leurs relations se bornaient à de sèches correspondances d’affaires. Le prince, qui n’intervenait en aucune manière dans les arrangements que Nicolas Serguéitch trouvait bon de prendre, lui donnait parfois des conseils qui étonnaient Ikhméniew par leur caractère pratique et entendu. Il était évident que non-seulement le prince n’aimait pas les dépenses superflues, mais qu’il savait chercher son profit. Cinq ans après sa visite à Vassilievskoé, il envoya à Nicolas Serguéitch une procuration pour l’achat d’une autre terre située dans le même gouvernement : c’était une magnifique propriété de quatre cents âmes. Nicolas Serguéitch fut transporté d’admiration. Il s’intéressait aux succès du prince, à la réussite de ses projets, à son avancement, comme s’il se fût agi de son propre frère. Mais son enthousiasme fut au comble, lorsque, dans des circonstances que je vais raconter, le prince témoigna à son intendant une confiance vraiment extraordinaire.

IV

J’ai déjà dit que le prince était veuf. Tout jeune encore il avait fait un mariage d’argent ; sa famille, qui avait toujours habité Moscou, était totalement ruinée, et ses parents ne lui avaient rien laissé que la terre de Vassilievskoé, grevée de plusieurs hypothèques et ne représentant qu’une dette énorme ; de sorte que, lorsqu’à l’âge de vingt-deux ans il se vit contraint de prendre du service dans une chancellerie quelconque de Moscou, il ne lui restait pas un sou vaillant, et il faisait son entrée dans la vie comme le chétif rejeton d’une antique souche : son mariage avec la fille plus que mûre d’un fermier des eaux-de-vie le sauva.

Quoique le fermier des eaux-de-vie l’eût trompé sur la