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vrai Russe, j’aime à me déboutonner, et je trouve qu’il faut savoir profiter de l’occasion et profiter de la vie. Je me mis donc à courtiser les petites paysannes. Je me souviens encore d’une gardeuse de troupeau qui avait pour mari un jeune et gentil petit moujik auquel je fis administrer une rude correction, et que je voulais faire soldat (ce sont là des espiègleries qui sont bien loin de nous, mon poëte) ; pourtant, je n’en fis rien ; il mourut dans mon hôpital… car j’avais organisé dans ma propriété un hôpital de vingt lits, magnifiquement arrangé, une propreté parfaite, des parquets partout… du reste, il y a longtemps que je l’ai fermé ; mais alors j’en étais tout fier : j’étais philanthrope. Eh bien ! il s’en fallut de peu que le petit moujik n’expirât sous le fouet à propos de sa femme… Voilà que vous froncez de nouveau les sourcils ! Cela vous dégoûte ? Cela révolte vos nobles sentiments ? Calmez-vous ; c’est de l’histoire ancienne, cela date de l’époque où je faisais du romantisme, où je rêvais d’être un bienfaiteur de l’humanité, où je voulais fonder une société philanthropique… je m’étais lancé dans cette direction. Alors je faisais administrer le fouet, maintenant je ne le fais plus ; à l’heure qu’il est, il faut faire des grimaces, nous faisons tous des grimaces : c’est de notre époque… Mais ce qui m’amuse le plus, c’est ce fou d’Ikhméniew. Il a su toute cette histoire du petit moujik, j’en suis sûr… et, dans la bonté de son âme, faite, je crois, de mélasse, amouraché de moi et se chantant à lui-même mes louanges, comme il le faisait alors, il résolut de ne rien croire, et ne crut rien ; et pendant vingt ans il m’a défendu de toutes ses forces, ferme comme un roc aussi longtemps que cela ne l’a pas touché personnellement. Ha ! ha ! ha ! Mais tout ça est absurde ! Buvons, mon jeune ami. À propos, aimez-vous les femmes ?

Je ne répondis rien.

Il resta rêveur un instant, puis relevant tout à coup la tête, il reprit, en me regardant avec une expression singulière :

— Écoutez, mon poëte, il faut que je vous découvre un secret de la nature, dont vous n’avez probablement jamais