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ajouta-t-il en me regardant fixement et avec malice tout droit dans les yeux.

Comment ne pas comprendre ? Il veut m’expliquer sa manière de voir, pensai-je, c’est justement ce qu’il me faut. J’acceptai.

— Allons, vous venez, n’est-ce pas ? Grande-Morskaïa, chez Borel, dit-il au cocher.

— Nous allons au restaurant ? fis-je quelque peu embarrassé.

— Mais oui. Cela vous étonne ? Je soupe rarement chez moi ; vous me permettrez bien de vous inviter.

— Je vous ai déjà dit que je ne soupe jamais.

— Une fois n’est pas coutume. D’ailleurs, c’est moi qui vous invite.

C’est-à-dire, « c’est moi qui payerai pour toi » ; mais j’étais bien décidé à ne pas le souffrir.

Nous arrivâmes. Il demanda un cabinet, choisit deux ou trois plats en connaisseur. Il commanda une bouteille de vin fin. Tout cela n’était pas pour ma bourse. Je fis donner la carte et demandai une demi-gélinotte et un verre de laffitte. Le prince n’y tint plus.

— Vous ne voulez pas souper avec moi ! C’est ridicule, je vous assure. Je vous demande pardon, mon ami, mais c’est d’une susceptibilité blessante, d’un amour-propre mesquin. Je parie que vous mêlez là dedans des préoccupations de caste : franchement, vous m’offensez.

Je n’en restai pas moins inflexible.

— Du reste, à votre gré, ajouta-t-il ; je ne veux pas vous faire violence. Me permettez-vous de vous parler en ami ?

— Je vous en prie.

— Eh bien ! je vous dirai qu’à mon avis cette susceptibilité ne fait que vous nuire, et que vous et vos confrères vous vous faites vraiment du tort en agissant de la sorte. Vous autres, littérateurs, vous devez connaître le monde, et vous n’allez nulle part. Ce n’est pas à cause de votre gelinotte que je vous dis cela, mais il est certain que vous ne voulez avoir aucun rapport avec notre cercle, et cela à votre grand détriment. Vous y perdez beaucoup… vous y perdez, disons le