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J’aime Natacha, et en l’accusant d’égoïsme, je veux dire qu’elle m’aime trop, que son amour m’est à charge. Mon père ne me fera pas agir contre mon gré, et il n’a jamais prétendu qu’elle fût égoïste dans la mauvaise acception de ce mot ; il pense qu’elle m’aime trop, que son amour devient un fardeau pour elle aussi bien que pour moi ; c’est parfaitement juste et nullement blessant pour Natacha.

Katia l’interrompit et lui fit de vifs reproches ; elle lui déclara que son père n’avait commencé l’éloge de Natacha que pour le tromper par son apparente bonté, et que son but était de rompre leur liaison. Elle lui démontra combien Natacha l’aimait, comment sa conduite envers elle était coupable, et que l’égoïste, c’était lui… Triste et repentant, il baissa la tête sans répondre. Je regardais cette étrange fille avec curiosité. C’était un enfant, mais un singulier enfant, un enfant à convictions, ayant de solides principes et un amour passionné, inné, pour tout ce qui est bon et juste. Elle était de la catégorie des enfants rêveurs, assez fréquents dans les familles russes.

Ce soir-là et par la suite, j’appris à la connaître assez bien. C’était un cœur ardent et impressionnable. Elle semblait dans certaines occasions dédaigner l’art de se dominer ; mettant la vérité avant tout, elle considérait toute contrainte comme un préjugé de convention, et, ainsi que beaucoup de caractères ardents, elle semblait fière de cette conviction. Elle aimait à penser, à rechercher la vérité ; mais elle le faisait avec si peu d’affectation, elle avait des sorties si enfantines qu’on passait sur ses étrangetés et qu’on les prenait en affection. Je me rappelai Lévinka et Borinka, et je n’eus pas de peine à comprendre leurs relations. Son visage, auquel je n’avais rien trouvé de particulier au premier abord, devenait à mesure que je le regardais plus beau et plus attrayant. Cette naïve dualité d’enfant et de femme pensante, cette soif enfantine et sincère de vérité et de justice, la foi inébranlable de ses aspirations, tout cela donnait à son visage une clarté sereine, une beauté sublime toute spirituelle. Je compris qu’Aliocha avait dû s’attacher passionnément à elle. Incapable de raisonner et de juger, il