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C’est possible ; vous avez peut-être, pensé que sous le charme de vos paroles nous ne nous douterions pas de vos secrets desseins. Que voulez-vous que je vous explique ? Vous comprenez le reste. Aliocha a raison. Vous saviez d’avance ce qui arriverait après cette soirée de mardi, vous aviez tout calculé, tout compté sur vos doigts. Je le répète, vous ne prenez au sérieux ni moi, ni la demande en mariage que vous avez faite ; vous vous moquez de nous ; vous avez un but connu de vous seul et vous jouez à coup sûr ; Aliocha a raison de considérer tout cela comme une comédie. Au lieu de le lui imputer à tort, vous devriez vous en réjouir ; car, sans se douter de rien, il a fait tout ce que vous attendiez de lui et peut-être même un peu plus !

J’étais stupéfait. Je m’attendais bien à une catastrophe, mais la franchise plus que tranchante de Natacha et le ton de mépris non dissimulé qui accompagnait ses paroles me surprirent au plus haut degré. Je me dis qu’elle devait avoir quelque donnée certaine, qu’elle avait irrévocablement résolu de rompre, et que peut-être elle avait attendu le prince avec impatience pour lui dire tout, en une fois, en pleine figure. Le prince avait légèrement pâli, et le visage d’Aliocha avait pris une expression de naïve frayeur et d’anxieuse attente.

— Souvenez-vous de l’accusation que vous venez de porter, s’écria le prince, pensez un peu à vos paroles… je ne comprends pas…

— Ah ! vous ne voulez pas comprendre en peu de mots ? dit Natacha. Aliocha vous a compris tout aussi bien que moi, et cependant nous ne nous sommes pas concertés, nous ne nous sommes pas même vus ! Il lui a semblé, à lui aussi, que vous jouiez avec nous un jeu indigne, et pourtant il vous aime, il a foi en vous comme en un dieu. Vous avez jugé inutile de ruser avec lui, vous avez compté qu’il ne se douterait de rien. Mais il a le cœur sensible, tendre, impressionnable, et vos paroles, votre ton, pour employer son expression, lui sont restés sur le cœur.

— Je n’y comprends absolument rien, répéta le prince en se tournant vers moi avec l’air de la plus grande surprise et