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compris. Il y avait, chez eux une douzaine de personnes de diverses conditions : étudiants, officiers, artistes ; aussi un écrivain… ils vous connaissent tous, Ivan Pétrovitch, c’est-à-dire qu’ils ont lu vos ouvrages, et ils attendent beaucoup de vous pour l’avenir. Je leur ai dit que nous nous connaissions et que je vous présenterais. Ils m’ont accueilli à bras ouverts, comme un frère ; je leur ai dit que j’allais me marier. Ils demeurent au cinquième, dans les combles ; ils se réunissent le plus souvent possible, surtout les mercredis, chez Lévinka ou chez Borinka. C’est une jeunesse exubérante de sève, enflammée de l’amour de l’humanité ; nous avons parlé de la situation actuelle, de l’avenir, nous avons creusé sciences, littérature…Il y a aussi un collégien qui fréquente ces assemblées. Je n’avais jamais vu des gens pareils. Il te faut faire leur connaissance, Natacha. Katia les connaît tous, c’est presque avec vénération qu’ils parlent d’elle, et elle a promis que lorsqu’elle aurait le droit de disposer de sa fortune, elle ferait don d’un million à la société.

— Et sans doute que Lévinka, Borinka et toute la compagnie seront chargés de régler l’emploi de ce million ? dit le prince.

— Non ! non ! c’est mal de parler ainsi, papa, s’écria Aliocha en s’emportant ; il a été décidé qu’on le consacrerait avant tout à propager l’instruction…

— Tu as raison, je connaissais mal Catherine Féodorovna, murmura le prince, comme à part soi et toujours avec le même sourire ironique.

— Que personne, s’écria Aliocha, n’ait encore sacrifié un million au bien public, et qu’elle le fasse ? Est-ce là ce qui t’étonne ? Et si elle ne veut pas vivre aux dépens d’autrui ? car vivre de ces millions-là, c’est vivre aux dépens d’autrui (ce n’est qu’à présent que j’ai appris à comprendre ces choses). Elle veut être utile à l’humanité, donner son obole pour contribuer au bien général. Pourquoi me regardes-tu ainsi ? On dirait que tu crois avoir un fou, un sot devant toi. N’importe ! je voudrais que tu eusses entendu, toi, Natacha, ce que Katia a dit à cet égard, « L’esprit n’est pas le principal, mais bien ce qui le dirige, ce qui le fait agir : le