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deux chaises et un vieux canapé, dur comme pierre, d’où s’échappaient des fils de tille qui pendaient tout autour ; et à la fin il se trouva encore que ce misérable mobilier appartenait au maître de la maison. On voyait que le poêle n’avait pas été chauffé depuis longtemps, et l’on ne trouva pas non plus de chandelle. Probablement qu’il n’avait imaginé d’aller chez Müller que dans l’unique but d’être assis à la lumière et au chaud. Sur la table il y avait une cruche en terre qui était vide et un vieux croûton de pain tout sec. On ne trouva pas un kopeck ; il n’y avait pas même de linge pour le changer avant de l’enterrer, et quelqu’un donna une chemise. Il était clair qu’il ne pouvait pas vivre ainsi complètement seul ; il fallait bien que quelqu’un vînt le voir, ne fût-ce que rarement. Son passe-port était dans le tiroir de la table. Le défunt était étranger, mais naturalisé sujet russe ; il s’appelait Jérémie Smith, était mécanicien de son état et âgé de soixante-dix-huit ans. Sur la table il y avait deux livres : un abrégé de géographie et un Nouveau Testament en langue russe, les marges couvertes de barres au crayon et de marques faites avec l’ongle ; j’achetai ces deux livres. On interrogea les voisins, le propriétaire de la maison ; ils ne savaient à peu près rien. Il y avait une foule de locataires, presque tous des ouvriers ou des Allemandes qui tenaient des garnis avec pension et service. L’intendant, qui était un homme de la bonne société, ne put pas non plus rien dire de son ex-locataire, sinon que le logement se louait six roubles par mois, que le défunt l’avait habité pendant six mois, mais qu’il n’avait pas payé son dernier terme, de sorte qu’on aurait été obligé de lui donner congé. On s’informa si quelqu’un venait le voir, mais personne ne put donner une réponse satisfaisante à cet égard. La maison était grande ; il venait beaucoup de gens dans cette arche de Noé, et il était difficile de se les rappeler tous. Le portier, qui avait servi pendant à peu près cinq ans dans la maison et qui aurait pu sans doute donner quelques renseignements, était parti pour son village quinze jours auparavant, et avait laissé à sa place son neveu, jeune garçon qui ne connaissait pas encore la moitié des habitants de la maison.