Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/179

Cette page n’a pas encore été corrigée

comme vous… qui l’avait connue déjà ici avant son départ. Il est mort, et c’est alors que nous sommes venus ici.

— Est-ce avec lui que ta maman est partie quand elle a quitté ton grand-père ?

— Non, pas avec lui. Maman est partie de chez grand-papa avec un autre, et c’est celui-là qui l’a abandonnée..

— Avec qui ?

Elle me regarda sans répondre. Évidemment elle savait avec qui sa mère était partie, et elle n’ignorait pas qui était son père ; mais il lui était pénible de me dire son nom.

Je ne voulus pas continuer de la tourmenter en lui adressant des questions. C’était un caractère étrange et ardent, mais qui refoulait ses élans ; sympathique, mais enfermé dans un cercle de fierté inaccessible.

C’était une étrange histoire que celle de cette femme abandonnée, survivant à son bonheur, malade, tourmentée et délaissée de tous, repoussée par le seul être en qui elle aurait dû pouvoir espérer, par son père qu’elle avait offensé jadis et qui, à son tour, survivait à sa raison, à la suite d’humiliations et de souffrances intolérables. C’était l’histoire d’une femme réduite au désespoir, s’en allant avec sa fille, qui était restée pour elle une toute petite enfant, demander l’aumône par les rues froides et sales de Pétersbourg ; d’une femme qui avait lutté contre la mort des mois entiers dans un humide sous-sol, à qui son père avait refusé son pardon jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la dernière minute de sa vie, attendant le dernier moment pour revenir à de meilleurs sentiments et pour accourir et pardonner, mais ne trouvant plus qu’un cadavre déjà froid au lieu de celle qu’il avait aimée par-dessus tout. C’était l’étrange récit des relations mystérieuses, presque incompréhensibles, d’un vieillard vivant encore après la mort de sa raison, avec sa petite-fille qui déjà comprenait, malgré qu’elle fût si jeune encore, bien des choses auxquelles l’intelligence d’autres enfants n’atteint pas pendant le cours de longues années d’une vie calme et exempte de soucis. C’était une sombre histoire, une de ces histoires ténébreuses et poignantes qui se déroulent si souvent, inaperçues et mystérieuses, sous le lourd ciel de Pé