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répéta-t-il en ramassant sur le plancher le chapeau du vieillard et en le lui donnant.

— Oui, je sais très-bien empailler, reprit modestement M. Kruger lui-même, en s’avançant au premier plan. C’était un long, maigre et brave Allemand, qui avait les cheveux roux et ébouriffés, et un nez crochu surmonté de lunettes.

— Féodor Karlovitch Kruger a beaucoup de talent pour empailler toutes sortes d’animaux, ajouta Müller, qui commençait à s’enthousiasmer de son idée.

— Oui, j’ai du talent pour empailler toutes sortes d’animaux, répéta M. Kruger, et je veux empailler votre chien gratis, pour rien, ajouta-t-il dans un accès de libéralité.

— Non pas, c’est moi qui vous payerai pour empailler le chien, s’écria M. Schultz, dont la rougeur redoublait et qui, se considérant comme innocemment cause de tout le malheur, s’enflammait à son tour de générosité.

Le vieillard entendait tout cela évidemment sans y rien comprendre et continuait de trembler de tous ses membres.

— Attendez, vous boirez un verre de bon cognac, s’écria Müller, voyant que son énigmatique visiteur voulait à toute force s’en aller.

On apporta le cognac ; le vieillard le prit machinalement, mais sa main tremblait, et avant qu’il eût eu le temps de le porter à ses lèvres, il avait déjà répandu la moitié du contenu, et il remit le verre sur le plateau sans en avoir bu une seule goutte. Puis il fit un sourire étrange qui ne s’accordait nullement avec les circonstances, et, d’un pas inégal et précipité, il sortit de la confiserie, laissant Azor sur la place. Tout le monde resta stupéfait, et quelques exclamations se firent entendre.

— Sapristi ! voilà une drôle d’histoire ! s’écrièrent les Allemands, en se regardant avec de grands yeux.

Je me jetai à la poursuite du vieillard. À quelques pas de la confiserie, à droite, il y avait une ruelle étroite et sombre, bordée de hautes maisons. Je pressentis qu’il avait pris par là. Le second bâtiment à droite était une maison en construction, entourée d’échafaudages. La clôture et le trottoir en planches qui l’entouraient s’avançaient presque jusqu’au